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Daisy

Le lit a fait naufrage. Assise entre deux lunes et trois oreillers de plumes, je contemple le vide sous le sommier. Un long tuyau-fleuve sonde qui irrigue le vaisseau à la station d’épuration d’à côté. J’ouvre un petit œil méfiant, il y a des réveils qui vous valent trois heures de misère. Autant rester sur le portail de son propre rêve.

La voisine capitaine serre son duvet comme un gouvernail, fixe mieux qu’un sextant l’accroc de lumière du rideau. Zones de turbulences. On traverse la peur mouvante, le sable de gorge, dans le silence parfait d’un trou d’air. Respire-t-on encore ou est-ce une dernière illusion? Je suis son regard, une lame jaune dans la nuit. Que voit-elle ?

Je cherche mon chat, le brise-montagnes blanches de l’attente. Je sens l’écorce du duvet éclater doucement. Bien sûr Daisy-fantôme ne manque pas, comme moi, de surveiller la mer des voraces. La mort envoie toujours son escorte de silences, comme si l’eau du voyage givrant, l’air lui-même breloquait de la glace.

J’écoute à mon tour. Il faut monter à la vigie qui est une sorte d’escalier en colimaçon d’oreilles. Que cette chambre est longue soudain, débordant l’océan des nocturnes. Je me durcis. Je crispe mes orteils sur les manettes de drap et d’alèze. Ne pas bougez- ne pas bougez…

Soudain, la porte s’ouvre, la lumière nous tombe dessus, un seau électrique et l’infirmier El Metrico nous jette à la gueule notre pitance de réalités. Les murs blanchissent, le sol rougit, et nos lits, vertueux véhicules de l’immobile, tout secoués et agités défont nos rêves.

La boîte à drelins cachets et pilules tue d’un seul bruit la mort. On se retourne d’un même mouvement, ma naufragée et moi, surprises toutes les deux en délit de fuite.

L’ancre de nos barques est scellée à nouveau. Tout ce que nous avions tiré pour un peu d’espace frais sous les mollets et dans le dos est solidement arrimé à nouveau. Que peuvent deux marins quand on baisse pavillon. Une aiguille dans la fesse marque cinq heures. Le jour bientôt, le jour bientôt où la mer se retire si loin qu’on échoue sur la canopée, loin de la vie, dans les parfums de ciel. Le 14 étage est celui des funambules de cimes et des balises de l’azur. Je ne me jetterai pas des fenêtres : la nuit entrera comme une mer dans ma chambre, faisant flotter à nouveau mon radeau.

Alors la cul de jatte que je suis, marin de lit à roulettes, sentira repousser ses guiboles comme des langues de feu. La douleur est de l’eau qui monte et noie les bouteilles.

 

Texte et photo : Anna Jouy