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Être père est peut-être bien la seule affaire dans laquelle je ne me suis pas senti particulièrement compétent, moi non plus. Je connais la théorie, mais en fait je suis d’une génération qui ne vit pas la paternité comme un sacerdoce. J’ai été élevé dans l’idée d’une vie dure, dans l’idée d’une vie d’efforts. Le plaisir d’être ensemble, en famille, je le ressens profondément, mais entre le cœur qui bat et la tête qui pense, les chemins sont en friche. Je les vois se faire, j’en devine les lignes. Je vois que ça serpente et même, gentiment parfois, ça m’atteint. J’y pense.
J’apprécie d’avoir des enfants, j’apprécie qu’ils soient beaux et intelligents. J’apprécie qu’ils m’apportent le réconfort de n’être plus vraiment de ma propre famille, mais d’en avoir créé une, nouvelle, différente. J’ai planté mes souches ailleurs et ces mômes, ce sont les racines de l’arbre neuf que je me fais. Je suis remonté loin dans le temps pour savoir d’où je venais. C’est un long travail que de rechercher ses ancêtres, et c’est une chose essentielle que de le faire quand on sait qu’on va drageonner ailleurs, dans une autre terre, extirper sa lignée du vieil arbre qui meurt et refaire son verger.
Mes enfants, c’est une essence arrachée à la morbidité. Chacun, autant qu’il peut, est ma raison de planter, de semer et travailler ma propre terre. Je rends autour le sol meuble, adéquat. Je laboure et herse, j’engraisse le terrain, comme le paysan que je reste. Et là, dans cette tourbe riche du passé, de mes connaissances, de tout ce que j’ai arraché à l’ignorance, j’espère qu’ils vont grandir et croitre. C’est un travail énorme, qui me prend tout mon temps, ma concentration. Je regarde de loin mes rejetons prendre force et se développer et je poursuis. Je ne veux pas que cela rate ou s’étiole. Ce serait une trop lourde perte. Il faut qu’ils soient parfaits. Je veux dire simplement qu’ils soient meilleurs, plus vigoureux que leurs ancêtres. Je ne me préoccupe pas d’amour. Leur mère le fait. Elle me détaille le soir, les étapes de cette croissance et me dit que chacun d’eux est fort et beau. Et moi, le père je crois être heureux. Je compte sur mes fils pour le nom qu’ils portent et sur mes filles pour la douceur qui manque vraiment. Ce n’est bien sûr pas aussi simple. Pas aussi sinistrement organisé et agencé dans mon crâne. Ce n’est que la trame inconsciente qui me fait agir. Je sais que mes enfants sont fiers de moi, fiers de mon ouvrage de géant. Ce que je fais les étonne et ils m’admirent, aussi parce que partout je suis un homme apprécié. Je sais qu’ils me redoutent aussi pour ça, pour mon obstination intraitable, tous un peu. Elle, un peu moins que les autres.
Elle ne dit pas grand-chose en fait. Elle vit dans un monde inabordable. Elle me rappelle d’où je viens. En la voyant, je songe à ma mère, cette femme petite et têtue qui tenait son monde à bout de bras. Peut-être que dans cet amour filial qu’elle cultive pour moi, j’essaie de retrouver d’où je viens. Je retourne vers mon frère et mes sœurs, qui me blessent et me repoussent, effroyablement jaloux que je sois un homme qui a osé se faire. Ma fille me raconte une autre vie. Quand elle écrit, elle vient vers moi avec ses mots. Je veux bien. Je pense souvent qu’elle me comprendra, à l’avenir. Elle écoute. Je devrais lui dire qu’elle est belle. Je ne sais pas lui parler. C’est bien comme ça, je pense. Elle peut-être pas.
Texte : Anna Jouy.
Ce texte est le douzième d’une série de 14 extraits choisis de son livre « Là où la vie patiente », une autobiographie couvrant son enfance, adolescence et la première partie de sa vie d’adulte. Les 14 extraits étaient tous pris du chapitre premier : L’enfance.
Photo : propriété d’Anna Jouy
elle est précieuse
précieuse et dotée du secret des coeurs