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Julie se voulait libre et l’était, elle se moquait des superstitions mais – c’était agaçant, surprenant, rageant, mais implacable – elle n’y pouvait rien, sa journée était orientée par le pied qui se posait le premier sur le sol.
Elle avait beau se promettre en s’endormant de veiller à poser en premier le pied droit, puisque, bon elle n’y croyait pas, mais tout de même cela se vérifiait, c’était présage d’un jour coulant doucement, sans à-coups, avec petite liesse plus ou moins prononcée, et d’ailleurs ce devrait être le résultat logique de sa position dans son lit, c’était incompréhensible mais, dans le désordre brumeux de sa conscience émergente, dans les tours et re-tours de son corps refusant l’éveil, d’un jour à l’autre le premier pied d’appui changeait.
Elle soignait attentivement ses deux pieds, sans faire de différence, et puis circulait dans son appartement pieds nus, et les jours de pied gauche, remarquait, tout en s’en gendarmant, le café renversé, la mauvaise nouvelle entendue, un coup de téléphone agaçant, ou, les jours de pied droit, la caresse d’un rayon de lumière sur le bois d’un meuble, des voix d’enfants dans la rue, la gentillesse d’un message.
Pour sortir elle mettait des tennis blanches, ou d’une couleur pastel, ou des bottines d’un brun foncé, et le métro tombait en panne, dans ce dernier cas, ou bien chaussée de clair, elle rencontrait un ami heureux ; elle se disait bien que c’était elle qui faisait ressortir l’une ou l’autre chose, mais elles influaient sur son humeur, sa façon d’aborder la ville et les autres.
Julie était chanteuse, elle avait une voix, de mezzo bien entendu, très belle, capable de plonger en un somptueux velours ombreux ou de jaillir en roucoulement de clarté. Avant de partir faire la tournée des trois cabarets où elle se produisait – c’était encore le temps des cabarets – elle enfilait, les jours de pied droit, une ample tunique de velours crème, ou en été un nuage de coton fleuri, et se chaussait de sandales à hauts talons, en cuir marqueté de triangles beiges et d’or bruni, et elle disait alors des petits contes allègres ou chantait des chansons délicieusement lestes. Les jours de pied gauche c’étaient des escarpins, aux talons non moins hauts, et des triangles de cuir noirs et argentés qu’elle enfilait pour, dans un long tube d’épaisse soie prune ou bleu nuit, offrir des ballades sombres et des complaintes qui parlaient de coeur percé, de course sur la lande jusqu’à une falaise pour guetter le retour d’un bateau, de jeunes filles au fond d’un lac.
Mais, alors que la douceur de sa voix enrobait ces chansons de poésie, elle en voyait parfois la niaiserie convenue et il lui en venait une petite gaité qui, combinée avec les applaudissements de son public – c’était avec ce répertoire qu’elle commençait à être presque célèbre – la mettait en joie, transformait sa journée. Alors pour fêter cela, elle saluait, sortait un instant de la minuscule scène, et revenait pour terminer les cinq chansons auxquelles elle avait droit avec un escarpin noir au pied droit et une sandale beige au pied gauche.
Texte et photo : Brigitte Celerier
Mais à la fin, elle apparaissait un peu bancale sur scène, non ?
Lèche-vitrine inspiré
des choses qui causent… une si belle histoire de femme mezzo ! imaginerais ce qu’elle pourrait chanter
Elle sait au moins sur quel pied danser, avec brio et originalité !
Ah ah ! quelle chute ! J’adore !