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L’embarcation que peut être une coiffeuse, ce brise-glaces empli de miroirs et de renvois! Le meuble se «déplie», bouge provoquant à son insu des images en lignes d’infini. Elle ne résiste pas. Le chemin ouvert sous les vitres. Elle y voit la chambre, elle se perd derrière elle–même et encore, elle est au milieu. Miracle! Il suffit de ces deux plaques de verre pour voyager jusqu’au fond de l’univers, là-bas, où elle est aussi et où rien ne s’arrête. Elle entre dans le miroir. L’œil s’approche. Il faut bien essayer de comprendre et d’être les cils dessus ne devrait-il pas écarquiller le lointain? Mais plus elle s’avance et plus tout s’éteint. Elle recule alors et la voilà qui réapparaît dans une traîne interminable. Elle reste. Chaque mouvement, chaque grimace semblent aussitôt courir rapporter les gestes à une autre, terriblement ailleurs. Elle ne sait pas encore que ça ne s’arrête jamais, que l’illusion existe. Elle ne connait que le rêve. Ne connait que la présence qui est et puis disparait, comme elle dans la coiffeuse. C’est une émotion si forte, si attrayante qu’elle y revient souvent, et que la mère dit: «Petite vaniteuse!» Par chance, elle ne saisit pas le mot vanité non plus. Elle comprend seulement que le miroir, quel qu’il soit, détient lui aussi une énigme. L’idée du secret entre par le reflet. C’est quoi cette chose qui revient et imite, presque pareille et plate et lisse et froide? C’est qui ou alors a-t-on un double intouchable qu’on enfermerait quelque part? Comment entre-t-on là-dedans? Et que fait-elle, cette autre petite fille quand on quitte la chambre et qu’on ne pense plus à elle? Probablement, elle aussi, réfléchit à autre chose.
Le sac de la mère. Elle le pose toujours là, près de la coiffeuse. Il y a cette brosse, ce collier rose transparent et la sacoche donc, raide, qui garde elle aussi des mystères. Elle sent le parfum ou alors une odeur de poudre. C’est doux, ça ne ressemble à rien, rien de ce qui se sent ailleurs. La prendre, la respirer, la tête entière là-dedans. Elle cherche tout et rien, parce que de toute évidence la vie est curieuse. Ne serait-ce déjà que parce qu’elle est petite et que les autres, les autres, sont grands, hauts, lointains et distants. Mettre la tête dans le sac. La nuit écœurante du sac. Et trouver là le petit miroir, ce rectangle que la mère emporte avec elle et qu’elle sort sans qu’on en comprenne les raisons pour un peu de couleur sur ses lèvres. Le prendre, le cacher. La petite fille le veut, veut transporter son double avec elle partout. Elle veut le mêler à ses histoires, ses aventures de corridor, de patinettes, de disparition aussi. Elle veut pouvoir le mettre au courant, lui raconter, lui faire voir…
Et puis ne plus y tenir, sortir le petit objet pour vérifier si hors de la chambre, l’autre existe encore. Se pencher. Découvrir ses yeux tout proches, la frange trop courte, les cernes graves. Elle la saisit, l’abrite contre elle, précieuse apparence. Et surprendre derrière elle un monde si différent. L’autre fille marche au plafond! Elle se déplace à l’envers de la tête. Sur un sol de crépi blanchâtre, vide et sans meubles. Elle doit franchir des seuils élevés. Tourner autour de giratoires étranges et s’appuyer à des fenêtres qui chutent sur terre. Marcher au plafond en tenant sous les yeux, le miroir de poche du sac à main de la mère. L’apparence est bouleversante.
Texte : Anna Jouy. Ce texte est le deuxième d’une série de 14 extraits choisis de son livre « Là où la vie patiente », une autobiographie couvrant son enfance, adolescence et la première partie de sa vie d’adulte. Les 14 extraits étaient tous pris du chapitre premier : L’enfance. Le livre peut être téléchargé ici .
Photo : propriété d’Anna Jouy
Ah la coiffeuse, je me demande quelle petite fille qui a grandi dans une maison où il y en avait une dans la chambre maternelle n’a pas joué avec en cachette (et ouin la très jolie que ma mère avait hérité de sa grand mère, nous en avions toutes si envie que finalement les ainées l’ont donné en se sentant très très généreuse à la petite dernière… vais toujours la saluer quand je suis chez elle 🙂
mais le sac ça c’était sacré, on n’y touchait que pour répondre à : va me chercher mon sac
ah les miroirs de la coiffeuse! qui font voir ce que l’on ne voit pas « normalement », ces miroirs qui font des yeux derrière et font l’espace plus grand.
Et les boites sur la coiffeuse, les choses qui brillent et qui font briller maman… Le sac, c’était plus tard…
dire que ce meuble magique ne se fait plus vraiment
La coiffeuse c’est un meuble … un peu
mais surtout
un temps
presque un silence
que l’on donne
à son bras
ses parties mortes qui s’attachent à nos pensées
se reflet qui nous sourit … ou pas.
Et
la petite
avale tout d’une goulée
sans mâcher
…
pour y revenir bien plus tard.
[?]
peut-être ce meuble est-il une métaphore de l’acte d’écrire…déjà?
j’ai souvenir aussi de la coiffeuse de ma mère dont les étagères étaient telles des étages d’une maison à laquelle les façades auraient été enlevées… oui, la coiffeuse comme antichambre de l’écriture
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