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La maison dans laquelle vit Jeanne est une minuscule villa. Désormais elle est seule. Autour de la maison, un pré, un jardin potager immense, des framboisiers, des arbres fruitiers et une cabane en bois foncé dans laquelle elle élève des lapins. Je monte les escaliers, je sonne et elle vient m’ouvrir avec un éternel sourire. Je l’embrasse. Le salon n’est qu’une petite pièce à deux fenêtres dans laquelle sont coincés un fauteuil, un canapé, un harmonium et une table basse. La TV renforce un angle. Aux murs, des images pieuses. Le pape, la vierge et le padre Pio. Un chapelet aussi, il me semble. Une porte donne sur une chambre plus petite encore, la sienne avec une armoire à glace étroite dans laquelle elle met toute sa garde-robe, son linge, tout en somme.
Je m’assieds dans le canapé. Jeanne reste face au téléviseur. Elle ne dit pas grand-chose. Moi non plus. Elle me dit qu’elle aime ne rien faire. C’est ce qu’elle préfère. Je la comprends. J’ai du mal à concevoir qu’elle fût elle aussi comme je suis ce jour, qu’elle a vécu des choses semblables, qu’elle a pleuré, rêvé. Qu’elle soit tombée amoureuse, que ses rêves se soient réalisés ou écroulés. J’ai de la peine à me représenter ce qui l’a un jour émerveillée, ce qui l’a horrifiée, ce dont elle a souffert et ce à quoi elle a pu se raccrocher durant cette longue vie difficile et qu’elle a pourtant tellement célébrée.
Je ne sais rien. Comment le saurais-je? Comme tous ceux de ma famille, Jeanne est certaine que le passé ne doit pas être remué ni même évoqué. Une façon de supporter ou de dépasser l’histoire. Il est hors de question d’user de sa langue pour mettre en évidence des choses qu’on a tout intérêt à taire et à dissimuler car on n’est pas maître du sort de nos dires, des vies des autres, et que toute parole porte en elle, le début d’un mensonge. Jeanne est sage, sans doute. Elle ignore pourtant que son histoire est dans la mienne et que sa vie, aussi silencieuse qu’elle veut la garder, m’habite et me fait telle que je suis. Ce ne sont pas des choses qui sont dans la tête des mères d’autrefois. Elles, toutes ou presque, croient en la vertu du silence. Ça justifie le leur, si souvent, quand il aurait fallu parler, imposer un autre dire. Quand il aurait fallu.
Je m’assieds en face d’elle. Elle a ses jambes enrobées de bas opaques, des chaussons, un châle. Enfin, c’est un peu ce à quoi ressemble mon souvenir. Je regarde par la fenêtre. C’est l’automne je pense car il pleut. Jeanne a préparé du thé pour nous deux. Elle me questionne sur ce que je fais. Elle aime savoir que je travaille. Elle aime me savoir utile, dévouée. Elle pense que j’ai une sorte d’idéal, le cumul des volontés de Dieu et des hommes. Elle dit que les jeunes filles ont plus de chance maintenant que celles d’autrefois. On se mariait… c’était tout ce qui nous était permis.
Elle me dit. Il, c’est du grand-père dont elle parle- il est sorti. Il a une réunion, une commission paroissiale ou autre. Peut-être est-il allé boire un verre? Elle ne dit pas tout. Ses mots sautent parmi ses souvenirs. Je vois que ses yeux suivent d’autres lignes que celles qui sortent de sa bouche. Il y a des trous dans l’histoire. Elle est dans ses pensées, elle me parle sans pour autant se livrer. Elle me dit sans pour autant avoir le nom de la confidence. Il est sorti donc. J’imagine la scène. Le grand père avec son regard particulier. Un peu comme celui de Sartre, en moins prononcé, sa raie de côté, sa moustache, sa pipe éternelle. Il est comme ça mais plus jeune je pense, qu’importe on ne peut pas défaire le visage des vieux. Mêmes enfants, ils ont cette gueule fripée tombante, cette gueule ravagée qu’on leur connait. Le grand-père est sorti et Jeanne est restée. Elle est fatiguée. Elle n’en peut plus, combien de mômes a-t-elle déjà? Peut-être huit, peut-être plus, peut-être moins, mais elle est lasse, fatiguée, débordée de repas à faire, de gosses à torcher, de lessives, de coutures. C’est le soir et elle pense qu’elle va dormir, que c’est bon d’être seule, que c’est bon de n’avoir personne quelque instant la tiraillant, personne l’interpelant pour un repas, pour un devoir, un habit. Elle pense que c’est bon d’être seule, dans ce lit, sans cet homme qui lui grimpe dessus quasi chaque soir, qui l’enfourche, qui la secoue et qui est pour elle une incessante menace de voir son ventre se remplir, sa chair se tendre, son sang se dédoubler jusqu’à lui sortir par les tripes et le sexe déchiré. Avant que de se trouver à nouveau vulnérable, le ventre-terre, fertile et mûr, pour de nouvelles tripailles.
Jeanne me regarde. Je ne sais pas si elle me voit. Je ne sais pas si elle sait encore que je suis là. Elle me dit qu’elle se lève alors et qu’elle tire le verrou. Qu’elle s’enferme. Elle dit. Je sais ce qui m’attend, je sais que ces sorties me le ramènent toujours dans le même état d’esprit, qu’il va me réveiller, qu’il va me monter dessus, qu’il va, tu sais quoi. Je tire le verrou et je m’endors. Je ne sais pas ce qui m’a pris, pourquoi et ce que j’espérais. Il arrive, c’est presque minuit et il cogne et frappe, la porte tremble et il hurle et il m’insulte, il vocifère. Le mur tremble et moi je suis là pétrifiée, j’ai peur et je pleure. Je voudrais n’avoir pas fermé la porte, et je voudrais ne pas avoir à l’ouvrir; je voudrais qu’il s’endorme ailleurs, qu’il me laisse en repos qu’il s’écroule ailleurs mais non. Sa voix monte et bientôt la maison crie aussi et j’ouvre.
Les yeux de Jeanne sont d’une infinie tristesse. Elle les baisse. Je ne sais pas si elle a honte d’elle-même, comme d’avoir mal agi et d’être impardonnable, ou si elle songe à des choses dont elle ne peut plus parler. Une parole qui aimerait s’épanouir entre nous deux mais qu’elle bride et rengorge.
Je la regarde. Elle se perd. C’est loin et c’est si proche, au bord de ses lèvres mais elle me voit à nouveau et elle se reprend, ravale ses mots un à un, sourit et change de conversation. Elle me demande comment je vais, une troisième fois pendant la tasse de thé. Je réponds vaguement.
Texte et propriété photo : Anna Jouy
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ah oui, vous voyez bien que c’est universel