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Comment a-t-elle rencontré l’homme? Une fête, une cérémonie, un voisinage? La première fois que son regard croise ce Lui, l’instant qui marque le destin, le nœud  dramatique, où est-il?

Il fait beau. Jeanne aide à la moisson. Apporter dans un panier du café, du pain, du vin rouge et du fromage. Les ouvriers se mettent à l’ombre. Ils sont en chemise, leurs manches retroussées; les bretelles font saillir les pectoraux à moitié nus. Ils sont tous forts et bronzés, sauf celui-là, qui est maigre et pâle, une fine moustache et des mains longues presque de femme. Il est venu parce que c’est l’été et qu’il est en vacances. Il est instituteur. Il vient à peine de terminer ses études. En septembre, il aura des élèves. Il est fragile et sa voix est calme et enjôleuse. Jeanne bien sûr ne voit que lui. Il est différent, c’est un homme d’un autre type, un homme qui lui rappelle ces vicaires qui venaient au monastère, silencieux et absorbés. Elle ne voit que ça, que cette sagesse que couveraient naturellement les gens instruits, leur façon d’être plus délicats, plus intelligents parce que. Elle le regarde, l’instituteur, qui peine à soulever sa botte de paille de ses bras maigrelets, qu’on moque avec prudence. Et lui la voit aussi et ce regard admiratif lui bombe un peu le torse. Il en devient viril enfin, un effet dont il lui est reconnaissant. Car la jolie et douce Jeanne n’a d’yeux que pour lui et les autres le voient et l’envient. Il pense, la voilà.

Ou alors…Il fait beau. C’est l’automne. On va fêter les récoltes. On a tout préparé, le repas monstrueux, les viandes, les biscuits, les fruits. On mangera pendant des heures, on se gavera et puis on ira sur le pont de danse du village. Tout le monde sera là, tous les gens et leur famille. On dansera longtemps. Ce sera une fête superbe. Et Jeanne revêt son plus joli chemisier de toile et dentelle. Elle tresse ses cheveux longs et les noue en rond autour de sa tête. On dirait une statue romaine. Elle ne sait pas vraiment danser mais qu’importe. Tout le monde y va, elle aussi. La salle est enfumée, l’orchestre joue des airs champêtres, des marches et des valses. Accordéon, contrebasse, clarinette. Et ça tourne et ça rit et ça se fréquente parce que c’est le bon moment, que bientôt ce sera l’hiver, que les hommes auront du temps, qu’ils seront prêts à chercher femme coûte que coûte, pédalant sous la pluie ou la bise pour une rencontre de quelques poignées de minutes, sous une fenêtre, dans une cour ou une allée. Tout le monde s’échauffe et Jeanne est légère et fine. L’homme est venu chez des cousins ou un oncle, de la famille qui le reçoit pour la fête. Il a mis son costume gris et une chemise blanche, il a des lunettes, une raie sur le côté et une montre à gousset. Et comme il ne danse pas, et comme Jeanne ne danse pas, ils se rapprochent et bientôt toquent leurs verres. Et causent. Il dit qui il est, où il va, son âge. Il dit tout ce qu’il peut. Jeanne se tait. Il n’y a rien de mieux à faire. Peut-être glisse-t-elle «je ne sais pas, je sors à peine du couvent». Ça lui plait. Il se dit la voilà.

Il fait beau. Jeanne est arrivée depuis quelques jours chez une amie de la tante. Malade ou accidentée, qu’importe. Il faut l’aider et elle est là, Jeanne, parce qu’elle sait tout faire, qu’elle est agile et forte. Et c’est du travail, du jardin, des repas, des lessives, des soins. La maison fait face à des serres de maraîcher. Des légumes, des fleurs, des plantons. Tout y pousse sous des abris de verre. Parfois Jeanne y pénètre. C’est que ça sent bon, une odeur de terre, de chaleur et des parfums acides et verts qui embaument et font rêver. Jeanne entre et se promène entre les pots et les semis, juste pour voir, pour se laisser éblouir tandis que son propre jardin peine tant à lever, où les feuilles soudain virent et se tachent, malades de quelques champignons assassins. L’homme, elle le croise là, dans une allée entre des géraniums rouges et des lierres roses. Il fait comme elle, il visite. Il lui demande qui elle est, elle explique. Il se présente, il est chez son cousin l’horticulteur. Lui non, il bêche plutôt dans les cerveaux. Il sème plutôt dans les esprits. Elle pense que c’est un beau métier auquel seules des intelligences supérieures peuvent accéder. L’homme en devient impressionnant. Elle rougit. Il dit qu’il viendra dire bonjour à la vieille dame malade. Tiens, demain si vous le voulez bien? Elle dit oui et puis se met à attendre le lendemain. L’homme passe la porte, enfile le couloir sombre qui longe le bûcher. Il frappe à la cuisine. Jeanne arrête son travail et lui ouvre. On vous attend. Il sourit. Elle sourit. Il pense, la voilà.

Il fait beau ou alors du vent et de la pluie. Ça se passe à la campagne ou alors c’est en prenant le train et en allant vers la grande ville, Jeanne est timide ou peut-être une effrontée? Se laisse-t-elle aborder, fait-elle un pas, dit-elle quelques mots, ouvre-t-elle son cœur? Comment Jeanne s’y prend-elle pour s’unir à cet instituteur, bien peigné, une pipe entre les dents et la tête pleine de Dieu et de belles théories? Je ne veux pas imaginer. Il y a des gens dont on pense qu’ils vivent depuis toujours, qu’ils ont des racines très lointaines, et un futur interminable. Que cet aspect, tendre et fripé qui est le leur, a toujours été. Comme on pense qu’on sera toujours de ceux qui vivent au temps précis où naît l’amour et qu’il en sera ainsi la vie durant. Les émotions de Jeanne quand elle rencontre cet homme, je ne les crois pas réelles, je les transpose, je les essaie, une fois dans ce décor, une fois dans cet autre, dans ce paysage, ce temps, avec ces mots. J’imagine même que tout lui a été arrangé, comme si étant ce qu’elle est c’est-à-dire presque rien, et avec cette candeur d’éternelle novice qui lui colle à la peau, il valait mieux que d’autres se chargent de négocier un mariage pour elle. Sur la boiserie de la chambre, je vois la photo du couple fraîchement uni. Aucun sourire, mais ce sérieux sinistre d’accomplir un devoir reçu de Dieu, celui de se marier et se multiplier.

Je regarde ma douce grand-mère paisiblement assise dans son fauteuil et qui m’avoue en riant que jamais elle n’a été si simplement heureuse, que jamais non, sa vie n’a été meilleure qu’en ces heures où seule dans sa villa minuscule, il lui est possible désormais de rester assise à bavarder en sirotant un thé. Ce temps lointain des noces et des amours ne fait pas partie de ses regrets. Elle n’en dit rien qui pourrait me faire songer à de l’amour et encore moins à une quelconque passion. Jeanne me dit en riant qu’autrefois, autrefois… Comprendre que l’amour alors n’a pas été?

Jeanne. Dans ses recherches en généalogie mon père découvrit que ma grand-mère était orpheline et née des amours possibles et scandaleuses de Joséphine  jeune veuve avec le prêtre de sa paroisse. Joséphine mourut en couches. Jeanne quant à elle, mit au monde plus de douze enfants, certains morts en bas -âge. Elle fit nombre de fausses couches aussi, qu’elle disait être des bénédictions. Jeanne resta pourtant toute sa vie, joyeuse et positive. Une héroïne.

Voir les textes précédents:

L’enfant de Dieu du 6e de décembre 2016
Joséphine du 17e de janvier 2017

Texte et propriété photo : Anna Jouy
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