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metamorphose

D’un ruban. Sais-tu que depuis l’aube du temps je suis liée à toi? Alors, j’ignorais de quelle nature venait ce lien, de quelle raison, de quelle nécessité. Tu étais différent, si superbement différent. Ta peau, ta façon de te mouvoir, ta chevelure, en ceci tu me semblais être des bêtes. Comme si tu avais pris à certains, leurs traits, à d’autres leurs gestes, et à certains autres encore, le sang qui sort des chairs, et le pelage et le cri. Je ne sais pas comment tu choisis ton apparence, pourquoi tu renonças aux plumes et aux branchies, pourquoi tu devins terrien, pourquoi tu descendis des arbres et voulus redresser ton corps très croupé. J’ignore comment tu fis tout cela. Pourquoi tu changeas ta peau selon les soleils, pourquoi tu étais si semblable et si unique pourtant. Je l’ignore mais toujours je te portais comme ma merveille.

Moi je restais la même, parcourue parfois de saisons brûlantes et puis de longs hivers. Tu demeurais toi aussi tout en me montrant sans cesse de nouveaux visages. Il y eut ce temps où tu étais velu et puis celui où tu étais vêtu. Celui où tu portais les fourrures de tes proies, celui des abris de branches, celui des cavernes. J’avais le sentiment de te connaitre mais je n’aurais pu expliquer notre proximité. Tu étais parmi les êtres que je portais, le plus changeant et le plus étrange. Tu accomplissais des métamorphoses dont j’étais fière. Je te voyais grandir en nombre, en tribus. Je te voyais user de tes membres, je te voyais et te sentais. Nous étions si proches et si lointains, déjà. Car le jour vint, terrible et neuf, celui où je compris notre différence.

Tu étais à la chasse. Ton fils te suivait, ses traces dans tes traces, semblable, t’imitant comme l’ombre, si proche. Ton pareil. Tu guettais un gibier, un de ces buffles solitaire. Ce sont des bêtes dangereuses. Violentes, bien plus que n’importe quel mangeur de sang et de viande. Car le ruminant ne sait pas ce qu’est la loi de la chasse. Il ne sait pas la ruse, le retrait, le pistage.

Il est dans l’herbe haute. Il broute et son corps trapu, énorme se penche vers les touffes. Il ne t’entend pas, il ne te sent pas non plus, tu as couvert ta chair de bouse odorante et ton fils aussi. Vous rampez, ton ventre contre mon ventre et ton fils aussi serpente, acrobate agile. Il a compris ta tactique. Il sait que tu vas bientôt te dresser et d’un seul mouvement de ton corps enfoncer ta lance dans le front de la bête. Avec cette force qui est la tienne. Ton fils derrière toi est prêt lui aussi, impatient et nerveux. Il voudrait tant se montrer digne de toi, te montrer qu’il est mieux que ton ombre, mais lui-même, un autre homme. Alors il se lève le premier et ajustant sa lance qui va tracer. Le buffle s’est dressé. Il a esquivé la sagaie qui rase son cou, une blessure à peine mais qui le brûle et le rend fou. Il voit son ennemi. Son œil est plus fort que tous les javelots et il s’ébranle et ton fils est surpris et affolé. Ce n’est qu’un fils, c’est-à-dire un homme sans ombre. Il s’enfuit. Mais déjà les sabots massues basculent son dos et l’étalent au sol, déjà la tête pénètre comme une pierre dans ma terre. Et c’est fini, la bête est loin, vengée par la peur. Tu cours, tu le rejoins, tu essaies. Mais l’ombre ne bouge pas comme toi. Tes gestes restent solitaires uniques, vides du moindre écho. Et tu pleures. Tu te transformes en eau. Ces larmes entrent en moi, entrent et s’étendent et je les bois toutes salées, chaudes, longtemps. Dedans, il y a quelque chose que je ne connais pas, une saveur qui n’existe nulle part au monde encore. Une saveur que je vais désormais souvent goûter, un mélange de sang et de colère, de sang et de peur, de sang et de tristesse. Une substance que seul tu produis et qui n’avait aucune source en moi, nulle part, partout. Une substance totalement humaine, qui vient de toi, monte et te submerge. Qui n’est pas de l’huile mais qui brûle, qui n’est pas de l’eau mais qui suinte et imbibe, qui n’est pas de l’air mais qui souffle, qui n’est pas de la terre mais qui germe. J’appelai ça l’humanité, ne sachant comment le dire autrement. Je compris simplement qu’elle naissait de ce que tu venais d’inventer la mort.

Moi, j’étais éternelle, je le suis toujours, mouvante et cyclique. Comme la lune je m’efface de la vue sans pour autant disparaitre. Chacun de mes enfants est ainsi, se métamorphosant encore et encore, prenant de nouvelles formes, comme un souffle défait et refait des vagues sur la mer. Du fruit à la terre et puis à la fleur et à l’autre fruit et l’autre humus et la nouvelle tige. Je ne prends rien, je ne perds ni eau, ni air ni sol. Je continue sans fin à croitre, à devenir car tel est mon seul sens. Mais toi tu conçus ce jour-là, la fin.

Ayant créé le terme et la disparition, tu changeas. Tu t’éloignas de moi car ton invention avait saisi ta tête entière et tous tes gestes; et de la mort de ton fils se levèrent les morts de tous les autres le suivant. Puis tu redoutas la tienne, moins que les leurs mais tout de même. Tu avais bien encore en toi les restes légers de mes mutations. Tu savais encore que je reviens de la nuit, des saisons et des dépouilles mais je ne pouvais pas lutter contre le goût puissant et envoûtant qui se dégage de la tristesse, de la peur et du chagrin.

Nous étions désormais dissociés. Comme deux matières sans mélange. Tu foulais mon territoire mais tu m’ignorais, ne songeant qu’à la lutte pour une survie qui t’était pourtant toute acquise. Rien jamais ne disparait. Mais tu attachais à la forme des nécessités, tu voulais demeurer tel que tu étais, refusant les devoirs des chrysalides. Tu voulais te reconnaitre refusant que nous allions comme des rampants, une coque après l’autre vers notre essence. Et moi la Terre ronde noire et compacte, je suis le cocon de ces transformations. Mais la chenille ignore le vol et je te comprends. Ta peur m’empêche et me repousse. Je dois la vaincre et te faire entendre le chant du monde.

Les larmes, tu en as tellement versé. Ce sont elles qui éveillèrent ma compassion et m’apportèrent une autre voie pour te joindre. Elles creusèrent entre nous un canal. Ton fleuve amer se mêla à mon sol. On ne sut plus nous distinguer. Tu étais moi et j’étais toi, identiquement noués, indissociables. J’entrai au cœur de tes cellules, dans les planètes invisibles qui se perdent dedans, de la même façon que celles du dehors s’éloignent hors de la vue. J’entrai. Je te pénétrai, toi, tes couleurs, ton ciel, tes étoiles sans nombre et je vis que nos rubans étaient pareils, semblables échelles aux barreaux de la vie. Nous étions frères de larmes et de terre, nous étions d’une seule matrice. Si nous étions désunis, moi la vie et toi la mort, nous avions pourtant  encore des racines communes, des besoins et des désirs communs. Nous allions sous le même air, buvions la même eau et grandissions sous la même lumière. Nous étions des enfants de l’essence millénaire qui nous avait abrités et faits germer. Le cosmos qui t’habitait était le mien. Nous étions d’une souche multiforme, surgis tous les deux d’une éternelle macération de composants. Et tel que tu te présentais, tu n’étais qu’une forme différente de ce que j’étais, un arbre qui marche, une plante libre, détaché satellite de ma propre matière.

Ton fils mort repose entre mes doigts, comme un voyageur rentre chez lui avant de repartir. Sur le ruban sont inscrits toutes nos paroles, tous nos savoirs, toutes nos semblances et différences. Mais qui saurait le voir et le lire?

Texte : Anna Jouy