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été

Prendre l’été, forme passive de l’être. Prendre l’été, comme on tombe dans le sable, après un grand saut. Cet élan qui enfin aboutit. J’ai travaillé et il est temps de lever haut les mains, de s’accrocher au ciel, au bleu, de s’y suspendre un instant et de brasser encore un vide porteur, d’agiter jambes et bras et  d’arquer le corps en projetant un dernier vieux désir, à l’avant, plus loin, là-bas.

Prendre l’été. D’autres le volent et vraiment leurs enjambées géantes les propulsent à des surfaces lumière de leurs racines. L’humanité est en transe. L’humanité blanche, pâle, les peaux préservées sous des chemises raides, des tailleurs étroits moulant des fesses compassées, cette humanité de bureaux et d’antres frileux soudain sautille et puceronne vers les quatre coins du globe. Elle prend l’été, – ce qui fut-, pour atteindre à la finalité brève flamboyante, pour saisir le fruit de leur être laborieux, verbe devenu d’actions, de folies et de servitudes.

Il y a devant moi le bac frais du sable des vacances. Je tire mes jambes d’athlète de la semaine, mes bras aux doigts noueux de clavioter interminable. J’allonge mon corps rassis de tremper dans ses encres. Je m’apprête au déploiement, à l’élongation musculeuse de mon être. Je m’apprête à l’extension no limite, au supplice délicieux de la roue de bagnole qui va m’étirer majuscule toutes les jointures, les points charnières, qui va décoller les tissus de mon âme adhérant à la peau. Je vais flotter peut-être ainsi comme une veste futile sur le mât de misaine des quelques jours battant vacance.

Prendre l’été. Une porte de fond de cour, une porte sur le bas-côté, dans l’espace clos des jours, porte cachant la  remise à demain, l’enclos de dossiers toujours ouverts,  la resserre de services. Toute l’année on l’oublie, c’est un endroit du domaine qu’on tient au secret longtemps, une arrière-cour, un jardinet, un lopin sauvage avec vue sur  nos autres vies. On va s’y rendre, riches d’un territoire étonnant. C’est là-bas dans ce lieu privé, intime qu’on pense enfin atteindre un peu sa réalité. On y sera, enfin soi-même.

Et le voilà cet été pour être enfin. On y est différents, oui, porteurs de shorts immondes et de chemises fleuries, de tongs de plastique. On s’y balade décoiffés, hagards, heureux d’un peu de vent et d’un jus qu’on savoure bêtement sans se souvenir du coût des choses. On y est sauvages, mangeant avec les doigts sur des bords d’autoroute, parlant fort, riant même scandaleux à de grasses blagues qu’on va laisser ensuite traîner à terre parmi des plastiques et de canettes vides. On y est cultivés en file indienne à l’entrée d’un musée, d’une église, d’un concert. On s’ébroue dans des soirées à force de basses et de rythmes furieux. On est autres, neufs, réalisés. On se découvre enfin des libertés sans contrainte que celles merveilleusement supportables de faire le mouton en son petit parc si naturel, celui qui est derrière sa bâtisse de jours et qu’on appelle été.

Prendre l’été. La vacance laborieuse, la frénésie de vider son grand sac d’économies soucieuses pour acquérir l’éphémère bien d’un repos consommé.

Il est l’heure. Où ai-je mis la clé du portail? Il y a derrière ce vieux bois du fond de ma saison, un paradis perdu, mon autre vie. Ce temps frais, intime où je laisse enfin un peu d’air passer sous ma robe et où je me surprends, me savoure, m’enrichit et me danse…là devant moi, enfin. Et ce bruit délicieux du loquet qui cède et grince…

 

Texte : Anna Jouy