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Marc Chagall

L’essentiel, c’est d’aller jusqu’à ce tableau. De s’en approcher. De retracer son cadre, en l’air, d’un doigt magicien. De s’en approcher humblement, c’est-à-dire avec enfance, la tête chercheuse, non de sens mais de coups d’état. D’avancer vers les unes après les autres formes et couleurs, quelles qu’elles soient. D’aller vers cet endroit au vif du mur – son propre mur car ils nous appartiennent tous, ceux qui recèlent – cet endroit mystérieux qu’on a voulu capable d’aérer le mystère.

De s’en approcher donc et d’entrer, ou sortir, cela va dépendre de son urgence intérieure, des forces d’attrait ou de son intime fuite.

Le plus moelleux, le plus tranchant, le plus figuré, le plus « dé-figuré », un tableau est là. Et entre soi qui arrive et cette fenêtre, prise ou clouée sur l’enfermement – deux gestes mais une seule souffrance-, il y a une zone de détresse où le corps en alarme se sent de trop, où l’esprit en larmes se voit perdre corps, rejeter les amarres de chair et où l’âme galope en furie dans le corral d’os.

Nous ne sommes plus de la bonne nature quand on est devant un tableau, cet espace de rêve qu’on a ouvert d’un doigt d’abord parce qu’il faut désigner le besoin, l’épaisseur représentée du mur. Que le faisant ainsi, on veut planter les gabarits de l’irréalité, que nous en avons comme un pressentiment, et que c’est là, derrière cet endroit précisément de la brique, qu’il faut prospecter, creuser, enficher le derrick de l’art, de la beauté et de la découverte.

Entrer.

Est-ce que, tableau franchi, on tombe ? Est-ce qu’on marche ou vole ? Que se passe-t-il ? Le meilleur souvent est une locomotion nouvelle, celle de l’anguille peut-être ou alors celle du pinceau qu’on tourne et enduit de pâtes, d’huiles, de textures. Quelque chose de l’ordre du rampant ou du mouvement involontaire oui. Comme une ondulation profonde et musculeuse de l’être ou au contraire une é-motion.

Parfois, on peut vouloir clouer là autre chose, un miroir. Comme s’il pouvait lui aussi rapprocher un autre espace. Le miroir, qui met en scène l’immense arrière-fond de son existence, si loin d’ailleurs qu’il crée l’éternité et donne une violence au secret de la vie, une nostalgie emplie de douleurs et d’effrois aussi. Nous tenant en face, notre irréalité dévore notre réel et on se sent floué, pris d’un vertige- nausée… Et si tout recommençait? Et s’il n’y avait que nous vraiment et rien d’autre, nous et notre apparat décorum, nous et notre apparence ? Ainsi donc c’est pareil et que l’on traverse cet espace de glace, qu’on le franchisse, que l’on tombe, vole ou rampe, la vie ne cessera pas de ressembler à celle qu’on laisse derrière soi.

On passe son temps à l’écrire, on espère, comme moi enfant qui cherchait dans l’épaisseur verte du miroir à entrer dans son propre secret. On n’y parvient pas mais en écrivant, on aura soulevé le plus grand nombre de pierres, on aura fouillé les taillis, soulevé la terre entière. On fait comme si le monde était enchanté et couvait la merveille.

On le fait pour mettre en lieu et place, sur le mur, un tableau qui apaise au lieu du terrible reflet de son eau.

Texte :     Anna Jouy
Peinture : Marc Chagal, ‘Au dessus de la ville’, 1924