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Boîte de réception 1

Cher ami,

Il fait beau. Dehors. Presque doux et bleu la plupart du temps.

La campagne tout autour est belle, et riche, et tranquille. Comme une carte postale, dit-on. Si belle que je ne sais par où y entrer. Trop pure, trop limpide, trop nette sans doute. On dirait même qu’aucun son ne la remue ou l’anime. Un si parfait silence. Et pourtant…

Je me suis levée et j’ai songé que j’avais le temps, que c’était bon d’avoir le temps, que j’allais pouvoir écrire des mots, une suite de mots, une lettre. Tu sais bien comme souvent, je pense que je n’existe que parce que je m’efforce de te le raconter. Alors j’y tiens, comme on peut tenir à sa poignée de cachets, une cigarette ou une habitude. C’était le projet du jour. Et puis, j’ai compris que je n’allais rien pouvoir sortir ni de la main ni de la tête, que la presse n’allait rien donner, pas de gouttes, pas de suc. Pas d’histoire. Me suis rendue à cette évidence. Les approvisionnements de matières, les nourritures, les riches heures ressemblent à des sachets de plastique évidés jusqu’à l’air. Outre sucée et aspirée. Ne reste pas la moindre perle de jus.

Qu’importe, diras-tu. Il suffit de laisser revenir la mousson, ou la pluie, ou l’averse. Et cette patience te sera salutaire. Tu es toujours si pressée!

Mais, mon souci n’est pas dans la venue de l’eau. C’est de croire encore en la pluie. Une croyance qui me semble d’autant plus absurde qu’elle me fait encore imaginer que le monde est un milieu humide, épais et que l’humain contient son flux d’amour, aussi. As-tu lu les nouvelles du jour? L’humanité, je le vois, est d’une bestialité aride et arrogante. Faut-il donc se payer le luxe d’aligner sa vie sur l’espoir d’un avenir meilleur? Dans trois millions d’années, peut-être? Je ne trouve pas en cette idée de quoi me relever de l’instinct meurtrier et inculte qui habite ce monde, cette actualité, et je ne dépasserai pas la limite désespérante de ma race. Tu connais ce sentiment qui me creuse, un sentiment qui rôde entre l’effroi et la nausée. Contrairement à ce que tu penses, on ne peut rien contre ça. – Il y a toujours quelqu’un pour croire que la volonté pourra y faire quelque chose- . C’est un sentiment malade, un sentiment épuisant et vide en même temps. Un sentiment qui bouffe une à une les images et les forces, qui assèche avec une évidence de mortier, le souffle et le pas, pareil… Tu prends conscience. Une sorte d’ultra conscience de faire des choses vaines et ensuite d’être toi-même un objet, un acte inutile… Tout l’inéluctable, tu le perçois avant même de le vivre, mais tu sais aussi les résultats, les retours de monnaie de ce qui va advenir. Tu devines, tu anticipes tout, tout ce que tu seras, ce vers quoi chacun de tes gestes t’amène. Pas même un regret, même pas un chagrin.

Je suis devant l’écran. Il me regarde de son œil rectangulaire, de sa lumière phosphorescente. Il cligne sans cesse de mails, de cils, de battements de cloche. Mais c’est case fermée, douane barbelée. Rien qui passe si ce n’est cette plainte éventuelle de n’avoir pas d’accès en ce territoire duquel je t’écris d’habitude.

Je voulais t’écrire, écrire… Prendre le temps d’une histoire séduisante et positive. Les mots sont-ils perdus, les mots sont-ils vains, me sauveront-il de rien ou de tout? Je suis ici, enfermée en moi-même, ligotée à quelque chose d’invisible, d’omniprésent. Quelque chose que je ne peux ni trafiquer, ni manipuler, ni déchirer, ni casser. Quelque chose de désagréable: ce moi, corps simple. Une forme aiguë de vanité se refuse à avancer encore.

Texte : Anna Jouy