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Maison-2

Fin de la route. On lira ça sur le panneau (ça nous avait fait rire la première fois) et on saura qu’on est arrivés. Bon. On garera la voiture. On sortira les valises. On prendra un temps pour contempler le paysage. Un très beau paysage avec le grand dos du Luberon comme une bête sauvage assoupie. On sera bien ici, pas vrai ? Je le regarderai, lui, qui me regardera moi, et nous nous regarderons nous et toutes nos années passées l’un à côté de l’autre. On avancera doucement vers le hameau paisible. On trouvera la maison en pierre. À cette heure-là, il y aura l’ombre du grand arbre se déployant sur la façade, comme la première fois qu’on l’a vue. On poussera la belle ombre pour entrer. La porte grincera un peu. Tu diras « J’arrangerai ça demain ». Je ne m’inquiéterai pas. On entrera alors dans notre dernière maison.

Entre le pouce et l’index, il tire sur la peau de l’avant-bras, appuie fort. Il observe la marque ronde et blanche s’estomper. La peau reprend sa couleur normale. L’homme dans sa maison de peau prend un peu de soleil et de repos. Il l’a bien mérité. Il a compté ses abattis, rangé les allégories dans le placard qui ferme mal. Maintenant il ferme les yeux. Il sait très bien que cette paix est provisoire.

Il n’y aura ni drame ni tragédie. Un vieux couple de vieux entrant dans leur dernière maison, pas de quoi convoquer l’air compassé du maître de cérémonie évoquant la dernière demeure de l’un d’entre nous. Au contraire ce sera le début d’une nouvelle aventure. Tout à construire. Les filles et les petits-enfants finiront par venir et l’aimer autant que la précédente. Plus petite, oui et alors ? À Noël, vous pourrez dormir au gîte d’étape. Une maison de plain-pied, sans piscine certes, mais un tas de ballades à faire. Il y a le GR9 qui passe non loin, point de départ de plusieurs belles randonnées. Avant le coucher de soleil, on sortira s’asseoir sur le banc dehors. On poussera un peu l’ombre de l’arbre qui prendra toute la place sur la façade. Je le regarderai regarder la cime de l’arbre et lui dirai : « N’y pense même pas ! Cet arbre restera tel quel ! » Le soleil se couchera derrière le Luberon. On rentrera dans la maison.

Dans sa maison de peau, l’homme de peu de futur a fait le ménage. Comme il a pu. Il a d’abord nettoyé les fenêtres. Les carreaux étaient vraiment très sales. La fenêtre de devant donne sur un jardin minuscule avec un peu de ciel. Celle de derrière, qui donne sur la forêt du monde, est encore plus sale. Il ne la nettoie guère. Les allégories le laissent tranquille pour l’instant. Dans sa maison de peau, ont poussé des fleurs et des enfants, des chimères et des poèmes. Il les a mis au grenier avec les vieux papiers. Ses vieux os grincent mais certains voudraient danser la gigue. Pas âme qui remue dehors. Dedans en revanche ça grouille. Pas que de belles âmes. Quant à la sienne, il ne l’a jamais retrouvée.

Je sortirai de la valise la nappe blanche à fleurs bleues pour couvrir la table en noyer. En la dépliant et la faisant voler sur la table, tombera le vase trop léger de fleurs sèches laissé là par les précédents occupants. Il grommellera : « Regarde un peu ce que tu fais ». Je ferai chauffer la soupe aux légumes préparée dans l’ancienne maison. Il mettra la table. On dînera et fera le lit pour la nuit. Un peu perdus, on allumera la télévision machinalement. On regardera passer les images sur l’écran, on aura d’autres images en nous. On laissera passer les images des autres maisons sans les compter. On essaiera de ne pas pleurer sur le passé enfui. Mais on se connaît, on y pensera. Finalement, on les comptera. À voix haute. On dira Tu te rappelles la rue du Bel air ? Bien sûr c’est celle qui revient le plus souvent dans mes rêves. Je m’étonnerai. Tiens, moi, c’est celle de la rue Michelet, c’est drôle. Pourtant on n’a pas vécu longtemps rue du Bel Air…

Dans sa maison de peau, tout est propre et bien rangé, tout brille en rouge. Sans entrain, le cœur bat la mesure. Car malgré tout, ça danse encore parfois. L’homme de peu de futur, converse avec elle, qui n’a plus de maison de peau. Elle parle d’une maison avec un grand arbre qui fera une belle ombre qu’on poussera le soir…

Peut-être un tout petit bout de jardin, un potager, et quelques rosiers… qu’en dis-tu ? Rappelle-toi ce qu’on s’est promis, plus de mauvaise herbe à arracher, plus d’arrosage matin et soir, plus de corvée. La belle vie, on se dira. La conversation s’éteindra doucement. Tes ronflements me réveilleront. On ira se coucher.

Adossé à la maison de pierre, l’homme dans sa maison de peau, dans sa maison de peu sans elle, prend le soleil et du repos.

Texte : Christine Zottele
Photo et lien : Philippe Marc