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Le journal

Le journal du matin tombe sur le paillasson comme chaque jour.

Ce bruit en général la sort de ce demi-sommeil qui la prend juste après le café très fort qu’elle s’offre vers sept heures, comme pour se remercier d’être encore en vie. Le journal toque à la porte en faisant ce son assourdi de papier, jeté qu’il a été depuis la route par ce gosse en bicyclette. Celui-ci prend un malin plaisir à canarder ainsi les nouvelles contre les entrées endormies des vieillards logeant dans la Vermont Avenue. Elle sait bien qu’il cherche à atteindre la carpette avec précision, faire un panier. Le plus souvent d’ailleurs, il y parvient. Elle, de l’autre côté, coche les ratées et à chaque fois que le tir cogne à la branlante, elle crisse entre ses dents un goal bien senti et vainqueur. Tout comme elle le faisait durant les parties de soccers auxquelles elle avait assisté, il y a maintenant vraiment très longtemps.

Cependant, le gamin a affiné sa visasse ; ce genre de plaisirs ne lui est pas arrivé depuis bien quelques semaines déjà. Et l’occupation que représentait l’attente « sportive » du journal se termine généralement désormais par ce flop monumental et sans le moindre supplément de récréation : le journal tombe sur le paillasson chaque jour.

Ce matin-là, la gazette de Crewcity a rebondi légèrement, puis s’est affalée sur le caoutchouc dur qui marque le passage entre le vrai monde et le monde selon Anna. Elle a sursauté un peu et lâché un « failed » mou et sans motivation, comme une vieille habitude qui la dépasse et qu’elle essaye de rattraper in extremis entre ses lèvres à peine ouvertes. La fatigue a gagné tant de terrain.

Se trainant vers la porte et se penchant sur le sol pour y ramasser les dernières bribes de la vie qui s’attardent encore devant chez elle, elle sent un noir envelopper à nouveau son regard. « Tout ce sang qui me tombe dans la tête quand je me baisse. Le jour est là et puis s’éteint… J’aimerais tant m’endormir… »

Elle regarde le paillasson. C’est le rebond du journal qui remonte jusqu’à elle ensuite, qui la réveille et l’interpelle. Fichu machin, empêcheur de mourir en rond !

Pourquoi pense-t-elle soudain à Matthew Fosset ? Il habitait l’autre bout de la rue. Personne n’allait jamais le voir et elle pas plus d’ailleurs. Il avait un chien, lui, cependant et ce sont les aboiements du cabot qui avaient alerté le voisinage. On l’avait trouvé dans sa cuisine et puis mis dans cet asile. Il avait mis des mois à disparaitre… Elle avait pensé «  Quel malheur d’avoir eu ce chien… » Et elle s’était empressée de se débarrasser du gros chat qui se fichait si souvent devant sa porte et y miaulait pour une jatte de lait. Un chat noir, porte malheur !

« C’est toi, maudit bout de caoutchouc qui me ramène sans cesse ici » grogne-t-elle. Et elle claque la porte, dépitée et épuisée. Son visage dans le miroir de l’entrée est celui d’une étrangère. Elle vit avec cette gueule effarée aux cernes immenses et dont elle ne supporte plus l’inertie.

« Tu fous plus rien ! Qu’est-ce que tu attends pour te débiner ! » se houspille-t-elle, sans la moindre délicatesse.

Chaque matin, c’est plus long encore de revenir des chemins sur lesquels elle s’aventure en dormant. Les prairies, les bords de l’eau, cette ville dans laquelle elle tient boutique de souvenirs, ces jardins où se reposent les ombres. Elle part, si loin, si légère. C’est presque une autre vie.

Et puis, juste ce petit « plock » qui frappe sur le perron et qui brise le charme de son repos.

« C’est pire qu’un chien, ce machin … Me faut faire quelque chose… »

Elle retourne sur le devant de la porte. Le paillasson noir la nargue, il faut le retirer.

« Tu ne m’ennuieras plus ; demain je dors… »

Un bruit vient d’estampiller le nouveau jour. Le journal du matin est tombé sur le pas de la porte et Anna ouvre les yeux, lasse et morne. Elle a entendu la chute de la gazette pliée sur la grille du soupirail. Un autre timbre, plus sec, plus friable aussi, un son plus frais, comme revigoré. Feuillets contre métal.

Alors à nouveau, c’en est fini de ce rêve débuté et qui l’entrainait vers l’autre pays, celui auquel elle aspire tant.

« Ça n’a pas marché » pense-t-elle, en ramassant sa lecture. « Matthew Fosset serait mort en combien de jours si son cabot n’avait donné l’alerte ? Je ne veux pas qu’on me trouve, je veux dormir assez loin pour ne pas revenir… »

Son regard s’arrête sur le soupirail. Une grille légère posée sur le saut-de-loup. On versait par là le charbon autrefois. Un dévaloir très sombre qui rejoint la soute de la maison. Du pied, Anna prend la mesure.

«  Ah ! Oui, oui, je vois… »

Par chance pour elle, mais franchement n’était-ce pas de l’ordre naturel des choses, personne ne la vit ce jour-là retirer le grillage à l’aide du manche de son balai et le pousser négligemment sous le buisson de lauriers.

Le journal du matin tombe sur le paillasson sans fond chaque jour. Depuis plusieurs semaines, Anna dort tranquille et imperturbable. Parfois cependant un coup frappe à sa porte :le Crewcity News qui marque un but avant de retomber discrètement dans le puits à charbon.

Texte : Anna Jouy