Étiquettes

ciel1

D’où venait qu’Auguste Roux se sentît étranger dans sa propre vie ? Il l’ignorait. Ce n’était pas a priori un sentiment commun chez les gens de sa condition. Il semblait (mais n’était-ce qu’une apparence ?) que, dans ce monde-là, on ne se posait guère de questions. On se levait le matin en même temps que le soleil. On se couchait le soir en même temps que le soleil. On travaillait dur. On mangeait, pas toujours à sa véritable faim. On dormait. Et ainsi de suite. Il en avait toujours été ainsi. Pourquoi en serait-il autrement ?

Sauf qu’Auguste, lui, contemplait les avions dans le ciel. « Qu’est-ce que tu bades, encore ? Y a rien de bon pour nous, là-haut », le raillait son père qui ne supportait pas de voir son fils poser le menton sur le manche de sa faux pour regarder ailleurs. Il fallait vivre, comme les taupes, le nez dans la terre. La terre, rien que la terre, toujours la terre. Il n’y avait que ça de vrai, la terre. Seule réalité tangible. Palpable. La terre. Ou rien. Et même après la mort, c’était encore la terre qui vous accueillait. Toujours aussi dure. Froide. Mais la terre de dessous cette fois. La terre des taupes.

Auguste rêvait. Il rêvait de partir un jour. Mais où ? Loin de tout, mais ce n’était pas une destination connue. Insuffisant, donc, pour bâtir un projet. Vous le voyez, Auguste Roux, descendre jusqu’à la ville et pousser la porte d’une agence de voyages ? Que pouvons-nous faire pour vous, Monsieur ? Silence. Vous avez une destination précise ? Silence. Où souhaiteriez-vous aller ? Nous avons une promotion sur le Maroc en ce moment. Le vol, les transferts, l’hôtel, les repas, tout compris. Regardez. Silence. La fille, qui dans les yeux d’Auguste Roux, ressemblait forcément à une Germaine plus jeune, avait déployé sur le comptoir une brochure tout en couleurs. Silence. Regard hébété. Vous le sentez, Auguste, demander à une Germaine d’avant les ravages que produit le trottoir sur le visage des jeunes filles, je voudrais aller loin de tout ? Ca ou nulle part, c’était pareil. Loin de tout n’existait pas dans les brochures de voyages. Loin de tout n’existait que dans la langue d’Auguste. Et il ne pouvait pas l’expliquer.

rue
C’est un jeudi soir que tout a basculé. Auguste, comme chaque jeudi en fin de journée, est descendu jusqu’au village par le chemin de la chênaie puis est monté dans l’autobus pour rejoindre la ville. Comme tous les jeudis, il s’est rendu chez Germaine en rasant les murs, rouge de honte. Et comme tous les jeudis, il a attendu son tour. Il est monté dans la chambre. Germaine l’a accueilli. Souriante. Elle n’a rien dit. Entre eux, c’était une histoire sans parole. Ils n’avaient rien à dire. Qu’à faire. Il a déposé les deux billets de cinquante francs sur la commode. Elle les a rangés dans une boîte qu’elle a fermée aussitôt à clé. Il a ôté son pantalon. Elle s’est allongée. Il s’est allongé sur elle. Puis il a remonté son pantalon. Rattaché sa ceinture. Lassé ses chaussures. Et il est ressorti sans dire au revoir.

Le lendemain, les gendarmes ont longuement interrogé Germaine. Pour ne pas lui nuire dans son travail et sa réputation, ils lui ont gentiment demandé de passer à la gendarmerie quand ça lui irait bien. Elle s’est présentée. Obéissante. C’est là qu’elle a appris qu’Auguste avait disparu. Et qu’un témoin, le dernier à l’avoir vu, atteste qu’il a reconnu la silhouette d’Auguste entrant chez Germaine, comme tous les jeudis au crépuscule. En est-il ressorti ? Elle a répondu oui. Et si vous doutez, a-t-elle ajouté, Germaine, sûre d’elle, vous pouvez venir fouiller partout chez moi. Ca ne me gêne pas. Ils l’ont crue sur parole.

Ce que les gendarmes voulaient savoir, c’est ce qui s’était passé entre elle et Auguste, ce jeudi soir. Ce qui s’est passé ?Vous le savez. Oui, certes. Mais lui avait-il dit quelque chose de particulier ? Son comportement était-il normal ? N’avait-elle rien remarqué de particulier ? Lui avait-il fait une confidence ? Non. Auguste Roux n’a rien dit. Comme d’habitude. Il ne disait jamais rien. Ah oui, c’est vrai, c’est un taiseux l’Auguste, tout le monde le dit, ici.

Les nuits, les jours ont passé, les mois et la trace d’Auguste s’est perdue. On espérait beaucoup, au hameau, de la saison de la chasse. Il advient que les chasseurs de sanglier, arpentant avec leurs chiens des secteurs rarement fréquentés, tombent sur un cadavre en décomposition. Un suicidé, venu de la ville, inconnu au pays, c’était déjà arrivé dans le passé. On avait déjà vu ça. Mais concernant Auguste, rien. Mystère. Et personne, pas même les gendarmes, ne pouvait imaginer qu’Auguste avait peut-être trouvé son ailleurs, son nulle part.

Dans le ciel, les avions continuaient à dessiner inlassablement des traces blanches silencieuses et rectilignes. Des droites parfaites en direction de l’infini et que le vent balayait d’un souffler. Comme des vies s’effacent, sans laisser derrière elles la moindre trace. Le moindre soupçon de réalité.

Texte et images : Serge Bonnery