Étiquettes

,

Tabriz

Le départ, l’abandon, la porte qui se ferme sur un temps et non sur un espace. Franchir la barrière invisible de sa peur, de son envie. Prendre entre ses mains la poignée de son propre courage et y aller.

Le tour fait des yeux de ces murs qui nous ont retenue et desséchée, les paupières basses cependant car on ne sait pas de quelle force magnétique ils sauraient encore faire usage et nous empêcher dans ce geste d’envol…

Nous délester de toutes affaires pressantes de toutes utilités si futiles. Partir sans continuité vers ailleurs mais en rupture. Surtout ne pas faire de valises. Car tout désormais est autre et différent et il ne reste d’indispensables que ces traces légères comme de l’esquisse et qui préfaceraient le nouvel ouvrage. Le plumier, ces quelques papiers qui osent déjà dire le futur, ces nouveaux vêtements dans lesquels on n’a pas encore eu le temps de figer notre image. Le reste aux bennes de la Croix Rouge. Un livre unique, ce parfum et ces musiques qui ont construit la lumière dans les draps de la nuit.

Partir et regarder fixement le sol, le ruban métrique qui marque les étapes sur l’asphalte. La chaîne qui sert la gorge et dont on sait déjà qu’elle va casser tout bientôt sous l’éloignement, la force implacable de l’éloignement et libérer le cou de ses pleurs, de sa parole grosse et douloureuse.

Le chemin qui ne creuse aucune distance réelle mais nous approche irrémédiablement de notre vraie maison, la nôtre, cette âme abandonnée dont la fumée bleue nous appelle depuis des années.

Partir et presque aussitôt perdre la mémoire, désactiver la mémoire, ou alors vider tout pareil le grenier de sa vie. Ne plus se souvenir pour faire une place nette, propre, vide spacieuse à ce qui pourrait venir. Élaguer longuement ce jardin, tout arracher peut-être. Parce qu’il n’y a pas d’autre choix que de voir ce qui est au bout du départ. Sans mixer le passé avec le futur. Tout cela sera pour plus tard,quand nous comprendrons pourquoi il faut ouvrir un jour la porte et ne plus revenir.

Le long voyage des hirondelles commence bien quelque part. Il commence comme je peux sortir de moi ou comme ces trompes sortent du nez des guêpes ou de la gueule des crapauds. Pour revenir un jour ou alors pour se perdre. Je n’ai pas le courage du voyage, pas le courage de mes ailes en somme.

Partir, le devoir impossible, la question du bac, le rêve qui vire à la leçon à prendre, les trains ratés heure après heure parce qu’on a rasé la gare.

Ces oiseaux que je vois si libres. Peut-être !
Et puis quand même s’expatrier dans le minuscule, la miette ou le fil tiré de son pull
S’ennuyer mais intelligemment, dirait le philosophe
S’emmerder classe économique. Écran plat et recherches images.

Aujourd’hui le train est parti encore sans moi.

Je l’ai presque entendu dans mon profond silence, le seul qui me supporte tant il est épais. Je ne saurais tomber dans sa gelée rose et dorée mais surnager oui. Revenir à la guêpe plus haut.

Quand l’écrivain atteignit Tabriz, je le suivis presque sans peur. Comme de l’œil d’un rapace. De très loin et de si près. C’est plaisant que de savoir l’autre vivant ses propres aventures, même si tant de questions se plantent à chaque page. La couleur du plâtre, le goût du café, le mal de ventre qu’il a dû ressentir en suçant cette viande aux mouches…Pourquoi ne m’en dit-il rien ? Je suis donc un être d’imaginaire, moi aussi. Comme lui. Irréelle à mon livre, ectoplasme de Tabriz.

Je m’invite, je lévite, je m’évite. J’ignore cet ailleurs et là-bas on est dans mon ignorance. Et pourtant entre nous, Tabriz quand même.

Lire me sort et puis sagement, écrire me rentre.

Faut être seul. C’est mieux. Je ne mets pas de e à seul. Non. Parce qu’au féminin, ce serait un mensonge. Ma chair est un champ de pépites à éclosions multiples. Ce serait impossible.

Tabriz est un champ de nuits aux odeurs puissantes. Le hammam me rince l’âme et les volutes des cigarettes, fumées il y a si longtemps, parviennent maintenant à mon nez, après un vraiment long voyage transbahutées probablement dans les sueurs salées d’un salopard.

Comme il est bon de savoir que le facteur est un tôlier sans savonnette et sans linge. Il pourrait être nu avec une vieille peau qui tomberait de ses bras comme sa sacoche, le poil gris ou noir comme de la chique et l’œil allumé d’un alcool qui demeure longtemps à table. Le facteur persan.

Mais sur Google-images, la photo d’une exécution : trois personnes pendues à une grue dont une femme. Tabriz.

Mon ventre grouille d’éternelles peurs, une lave fumante perforée parfois de bulles ouvertes sur le feu. Je le sens qui pourrait se venger de mes émotions en recrachant tout.

Savoir son ventre si bon baromètre est très utile. Je le reconnais ; il me parle bien avant mon cerveau. Quand il se tord et me fait des sales coups, je sais déjà que la tête n’est pas à sa place et qu’il est temps de reprendre juste idée. Tabriz, ville dont il ne faut pas tant rêver…

Texte : Anna Jouy
Photo : Peyman Pourabedin