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l'homme à tout mal faire

Comme dans les dix épisodes précédents de cette Chronique,  Anna trouve en se réveillant sa paire de chaussures savamment arrangée sur le seuil de son appartement. Qui donc l’a visitée secrètement?
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L’homme à tout mal faire… N’est-ce pas explicite ?

Prenez la juste locution et vous vous dites qu’il s’agit d’une erreur.  Mais oui, cet homme est une forme d’erreur. Non bien sûr, pas en tant qu’homme mais en tant qu’acteur détonnant d’un art particulier et qui pourrait avoir été l’apprenti de Pierre Etaix, clown interactif de mon immeuble.

Dès son entrée en scène dans ma vie résidentielle, j’ai compris l’effroyable gâchis. Lui, agissant à sa guise dans les travaux de rénovation de cette demeure vétuste ? Oh ! Mais que n’avait-il été engagé par quelque monteur de spectacle à la recherche d’un gagman.

Il s’est imposé à moi, lourdement irrésistible, de toute sa maladresse.
Je me suis penchée sur cette énigme, agacement sous contrôle, pour me sentir très vite coincée entre le potentiel d’humour de son personnage et le déficit monstrueux d’actions qu’il me semblait pouvoir mener à bien. Fureurs et  amusements.

L’homme à tout mal faire est trentenaire à l’examen de son visage, lisse ciment. Est-il gai, heureux,  las ? Inutile de chercher à le savoir. Jour après jour, je le croise dans cet état de blancheur farineuse du plâtrier, modem de perplexité nerveuse, qui me fait cependant me demander s’il n’a pas un tracas existentiel.

Il m’observe. Je suis sur sa route et lui, tout en gardant un silence buté, semble me charger  d’une interrogation, d’un de ces doutes qui pourraient tenir n’importe qui dans l’inaction des heures durant. Cependant, je ne suis guère la référence dont il a besoin en matière de ravalement de façade et encore moins d’art de vivre.

Il semble quémander, en errant dans la cage d’escaliers, qu’un être le libère du piège del’équivoque. Moi ou un autre, mais que quelqu’un le libère !Dès le premier contact, il a su trouver la zone sensible, celle qu’il ne faut pas toucher, parce que ce serait inévitablement activer toute une série de modes,  fort désagréables, contre lesquels je ne peux rien. Suffit par exemple qu’on veuille profiter de cette stupidité qui a pour nom « ma courtoisie »…

L’homme à tout mal faire est dans mon environnement palpable depuis mon arrivée en ce lieu. Dès la première fois, j’ai compris que nous allions faire une paire d’inséparables au chapitre du « relationnel complexe ».

Le jour de mon emménagement, il songea sans autre forme de considération, qu’il lui serait agréable de repeindre mes murs, chose qui aurait dû être faite une ou deux semaines précédemment, naturellement. Je le revois sans l’ombre d’un questionnement, tenant son rouleau de blanc dégoulinant, me dire que lui peignait et que ma foi, j’avais en quelque sorte l’opportunité de renvoyer mon camion et mes dévoués amis à d’autres tâches.

Maintenant, la peinture est là ; je l’ai acceptée, faite en trois coups de pinceau, aussi peu soignée que si j’avais eu le temps de m’y atteler moi-même consciencieusement. Le corridor est bel et bien blanc et puis aussi, par ci par là, les quelques bavures que je voulais éviter.

La porte d’entrée du logis n’est pas solidaire de son montant.
Une cavalerie de blizzard se glisse là-dessous sans que je puisse y faire opposition.
Ma salle de bain est trouée, d’un espace voué innocemment à faire le circuit sonore et venteux entre tous les étages.
Ma machine à laver ne s’ouvre qu’à moitié parce qu’une latte posée de façon incorrecte en bloque l’ouverture.
Le four nouvellement installé refoule l’air froid de l’extérieur.
Le frigo peine à s’ouvrir et à se fermer aussi, pour n’avoir pas été niché dans un espace adapté.
Et puis, mes Waters laissent pisser la pluie du dehors et le vent et le froid.

Autant d’endroits revisités et restaurés,  nouvelles victimes  de ses frasques, par l’homme à tout mal faire.

Et puis le cher artiste, empli de sa pleine volonté et de sa maladresse, poursuit sa vie partout, spectacle de catégorie grandes tournées  des galas Karsenty. Ainsi, fait-il en sorte que quelque chose gèle dans un endroit de la maison, que la porte d’entrée ne puisse plus s’ouvrir, que les escaliers restent humides des heures durant faute d’aération. Ainsi, le voilà coupeur d’eau, puis coupeur d’électricité. Si parfaitement efficient dans la nuisance, mais subtil bateleur du ridicule tout de même.

Je dors et n’est-ce pas la manière la plus appropriée de me défendre de son génie clownesque ?  Il sonne à ma porte  et je ne suis pas là, ailleurs, dans une réalité plus douce dans laquelle il n’existe aucun robinet fuyant, aucune panne d’ascenseur, aucun coup de pinceau, rien à transformer.

L’homme à tout mal faire stationne, maladroitement sûrement, sur mon palier, désireux de porter quelque sombre retouche à mon intérieur. Bloqué devant cette paire d’escarpins lui faisant la nique, le provoquant dans ses pulsions les plus intimes.

Que faire d’autre alors que de les saisir, que de les déplacer, de les construire en petit muret, que de les bétonner en dallage, de les cimenter l’une dans l’autre et de m’écrire ainsi un message invisible, hiéroglyphique, me poussant à la plus exigeante introspection :

Peut-être oui, l’homme à tout mal faire a-t-il alors un accès à l’intérieur de moi… ?
Je vois ces chaussures.

Parfois je pleure de ce qu’elles me racontent de la solitude et de l’isolement. Et puis, grâce à lui, de cette grâce bouffonne, cette têtue volonté de faire malgré l’échec, pourrais-je en rire, alors que je reste dans l’impossible, dans le non résolu, dans l’inaction et le laisser venir ?

Me signifie-t-il en négatif la vérité sur mon état de pensante ? Est-il là pour souligner en contre relief la nécessité de ma patience, d’une longue patience, destinée à cesser d’agir à la légère ? Est-il de ces anges à revers, mis sur la route pour vous repousser constamment jusqu’à ce que vous preniez votre propre voie ?

L’homme à tout mal faire est à l’image de moi, miroir rayé dans lequel je vois bien que si cela m’agace tant, c’est que c’est tout comme moi.

Texte: Anna Jouy