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voler silencieusement au-dessus des bois, des montagnes…

Tandis que le jour baissait, Jordi avait écouté avec attention les récits que l’homme en noir lui avait faits de l’histoire récente de son pays ravagé par la guerre, une guerre dont les stigmates perçaient en tout lieu et pour longtemps, s’était dit le jeune pèlerin lorsque, traversant des villages ou des hameaux, son regard avait été plus d’une fois attiré par des remparts ruinés ou des champs au milieu desquels demeuraient les traces indélébiles de la brûlure.

Pour comprendre ce pays, lui avait dit l’homme énigmatique, il faut apprendre à l’observer en silence, l’épier comme un aigle cherche sa proie, il faut voler silencieusement au-dessus de ses bois, montagnes et guérets, arpenter ses plaines, longer ses cours. Pour le savoir, il faut le vivre.

Ce fut, cette soirée de pleine lune dans une bergerie perdue au milieu de nulle part, le premier contact de Jordi avec un cathare. A dire vrai, ce n’était pas leur rencontre qui avait motivé son voyage. Jordi n’avait que faire de ces querelles de clochers. Il était ici pour d’autres raisons. Il était en outre un catholique convaincu. Rien ne l’aurait détourné de sa foi. Mais le visage serein de son interlocuteur, ses paroles rares et apaisées, lui avaient procuré une impression radicalement opposée au portrait que ses maîtres avaient brossé de ces hérétiques décrits comme l’incarnation du mal absolu. Jordi n’avait ressenti aucun danger auprès du bonhomme qui ne portait rien sur lui que sa pelisse usée, ses chaussures tissées de lanières et de cordes et, dans son sac, un morceau de pain sec mendié en chemin.

– Où vous rendez-vous ?

Cette fois, c’est le cathare qui avait posé la question. Jordi, pour lui rendre la confiance qu’il avait placée en lui, ne pouvait feindre.

– Je me rends dans une abbaye.
– Loin d’ici ?
– Dans une vallée, plus très loin je crois.
– Son nom ?

Jordi avait marqué un temps d’hésitation.

– Saint-Hilaire.
– C’est un lieu magnifique et très protégé.
– Vous le connaissez ?
– J’ai vécu à proximité.
– Je croyais que vous, les bonshommes, n’aimiez pas les églises.
– Nous n’avons pas toujours été cathares… Et malgré notre peu de goût pour les choses matérielles, j’avoue que je ne puis me départir totalement d’une certaine beauté du monde.

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La vallée du Fenouillèdes et ses cultures adossées aux Corbières occidentales

Par protégé, le pèlerin avait voulu signifier à Jordi que l’abbaye, construite sur un piton rocheux, était entourée de collines adossées aux Corbières dans leur partie occidentale, la plus verte, la plus généreuse, la plus boisée. Autrement dit la plus riche.- Je suis encore loin ? s’enquit Jordi.

– Cinq à six jours de marche vous seront nécessaires.

Le jeune homme parut soulagé. Il touchait au but.

– M’indiqueriez-vous le plus court chemin ?
– Je crains que nous ne prenions pas toujours les mêmes routes.
– Vous préférez les sentiers ?
– Je dois me montrer prudent.
– J’aime aussi les chemins de traverse.
– Alors, nous pouvons cheminer quelques jours ensemble. Je vais dans cette direction.

Jordi reçut cette invitation comme un don du Ciel, une promesse. Il avait marché seul, jusqu’ici, et avait trouvé le temps long. Un marcheur solitaire, fut-il un hérétique, ne pouvait pas être de si désagréable compagnonnage.

– On m’avait prévenu que vous ne vous déplaciez jamais seuls mais toujours à deux…
– On ne vous a pas menti.

Jordi attendait la suite.

– Si vous voulez savoir, reprit le cathare, mon compagnon est mort sur le bûcher voici plusieurs mois, et je dois poursuivre ma tâche seul, maintenant.
– Vous n’êtes pas du genre à renoncer ?
– Cela ne dépend pas de moi. Je me suis donné. Ce n’est pas pour me dédire. Je dois aller au bout du chemin.

Il se faisait tard. Le soleil avait disparu derrière la barrière de pierre qui les séparait de la vallée dont ils dominaient les grasses cultures. La bergerie, nettoyée, était devenue plus accueillante. Elle les protégerait de la pluie qui menaçait. Nous n’avons rien mangé, regretta sourdement Jordi qui fouilla dans son sac pour en tirer quelques restes de victuailles. Sans moi, refusa l’homme. Il était en période de jeûne.

La nuit tombait maintenant, effaçant toute trace des reliefs alentour. Même le Canigou, pourtant si majestueux, avait sombré dans le noir. Qui sait si, là-haut, les sept colosses allaient s’éveiller et, maintenant que les hommes fermaient les yeux, se libérer de la roche qui les retenait prisonniers pour vivre à leur insu jusqu’à l’aube ? Jordi se coucha dans la pensée que le monde de la nuit était peut-être différent de celui qui avait cours le jour. Mais il n’osa pas s’aventurer plus avant dans ce rêve et s’endormit à son tour.

Texte et images : Serge Bonnery