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26 11 bandura pour fils de la staroste 3

Les deux amies se prenaient au jeu, gagnaient en assurance, soignaient presque leurs interventions, et ce jour là Oksana est arrivée avec une bandura, s’est assise près de la fenêtre, a commencé à chantonner une mélodie lente et solennelle, en pinçant les cordes, et puis a laissé le silence se reformer, pendant que Borislava (elle aurait été bien en peine d’en faire autant, de jouer de quelque instrument que ce soit), plantée devant les enfants, jambes un peu écartées, les mains sur les hanches, débutait son récit :

«Comme je vous l’ai annoncé, l’histoire reprend sur les bords de la Czertomelik, auprès des ruines de la Siez, ce qui restait de la férocité du général Jakowlew, le maudit qui a tout pillé, tout tué, après la bataille de Pullawa que gagnât le tzar Pierre, aux temps anciens..

C’était la nuit, un grand feu brûlait dans la plaine, entouré de silhouettes nombreuses, et les flammes faisaient courir des lueurs sur les faces des Zaporogues, les sourcils sombres, froncés, les bouches ouvertes sur des jurons, les têtes courbées sur la peine. Ils remâchent amèrement l’annonce que vient de leur faire, criant comme un héraut de malheur, Horosekiewicz, le porte étendard, venu à brides abattues de Bender :

– La triste honte, le déshonneur, sont sur nous, Zaporogues mes frères ! Orlik, notre attaman – maudit soit-il ! – n’est plus Orlik mais Osman-Pacha, et après-demain il doit épouser Zulma, la fille du khan de Pérékop, puisse-t-elle n’être jamais partie de Bakczysaraj !

Des bustes se sont redressés au son du sol martelé par des sabots dans la nuit… Orlanko et Dzura arrivent au galop… et le jeune yessaoul, couvert de la poussière de la route, se tient au milieu du cercle, salue les cosaques, annonce la mort de sa mère, se réjouit de son retour parmi eux, s’étonne de leur tristesse, interroge.

Il écoute, il baisse la tête, repense à ce qu’à dit la cygaine, demande des précisions. Là, au centre du cercle, au milieu des voix qui se bousculent, qui répètent les mots du porte-étendard, qui brodent sur eux, leur donnent vie, il reste immobile un moment, et parmi les cosaques assis, ou qui se pressent autour de lui, certains, ses camarades, notent la pâleur, le raidissement, les rides du front, et puis il semble se hisser, ses épaules s’élargissent, il domine, il commence, d’une voix presque basse qui fait que tous se taisent, que l’attention se fixe peu à peu sur lui,

«ô vous les anciens, c’est vous qui devez nous guider, je ne suis que l’un des plus jeunes, l’un des derniers arrivés..» et la voix enfle, le regard se fixe sur le lointain, «mais je ne peux me taire, je suis bouleversé, oppressé par la honte. Souvenez-vous de Mazzepa demandant à ses frères cosaques pourquoi ils n’osent pas être une nation, souvenez-vous de nos batailles, souvenez-vous de l’attaman Wyhowski refusant des cadeaux des polonais pour que nous restions libres, allons-nous tolérer que notre attaman se face mahométan et devienne le féal et même le gendre du khan des tartares ? Allons-nous nous turquifier ?»»

et Borislava se tait, Oksava se lève, pose soigneusement à terre, dans le silence, sa bandura, et puis, en faisant un pas vers les enfants

«alors les sabres ont-été brandis, des serments criés dans la nuit, Orlik est traité d’infidèle, la lutte contre lui est proclamée, et Ivan-Orlanko jure qu’il le tuera avant ce mariage… alors c’est le tumulte, les chevaux sont scellés, les hommes s’arment, trois charrettes sont chargées de leur maigre bagage et, en deux heures, il n’y a plus trace des cosaques dans la plaine.»

elle sourit, elle regarde les adultes debout au fond de la salle :

«et maintenant, mes enfants, il est l’heure du dîner et du long et sage sommeil..»

Texte : Brigitte Celerier