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Je l’ai revu sous un lampadaire. On a bavardé un peu, Marcel et moi. Il est mon généraliste. Ses observations sont toujours si originales et cette fois n’était pas une exception. Il a un joli accent et son usage des mots est un peu vulgaire, mais ce qu’il raconte de son passé est toujours intéressant. Récemment, il m’a dit qu’il est beaucoup plus vieux que je ne pense, l’année prochaine il aura 143 ans. C’est extraordinaire, c’est vingt-trois ans de plus que les juifs n’espèrent d’atteindre.
“Comment ça, qu’est-ce que ton secret, Marcel ?”, je lui demandai.
“Simple”, dit-il, “j’ai eu une malaise quand j’étais encore jeune (je n’avais que 51 ans), je n’avais pas envie de filer, donc j’ai laissé enterrer un cerceuil avec mes livres favoris et suis parti en Hongrie. Ce n’est qu’en 1956 que je suis rentré à Delft, à la recherche nostalgique d’un certain pan de jaune sur un mur. J’avais pu sauver ma peau pendant la révolution. Entre-temps, à Budapest, j’étais devenu ingénieur, je suis aussi un génie mécanique, voyez-vous. Aux Pays-Bas j’ai vendu des compresseurs aux raffineries de la Shell – pour financer mes études de la médecine, lesquelles j’avais entamé parce que je voulais savoir précisément comment prolonger ma vie. Après tout, j’avais déjà quatre-vingts cinq ans et il fallait prendre des mesures.
“Moi aussi j’ai travaillé pour la Shell !”, je dis.
Marcel m’embrassa malgré sa cigarette.
“Aux raffineries ?”, exclama-t-il.
“Non, dans les jungles, à la recherche de l’or noir”
“Jean, quelle vie malsaine, là-bas entre ces maudites lianes, vous avez raté le meilleur … les grandes raffineries, comme je les ai aimés, ” dit-il et il a ajouté avec passion : “oh, ces odeurs délicieuses !”
“De quoi?”
“Les phénols, Jean, les phénols… comme ils me manquent !” dit Marcel avec une voix forte et excitée, en jetant sa cigarette au sol prématurément, “ils me rappellent de ce moment magique d’un jour, un jour … quand ..
« … … j’entendis avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes) à qui elle gâte la campagne, et à certains penseurs (matérialistes à leur manière aussi … ) … Mais pour moi (de même qu’un arôme, déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vétiver m’eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer, le jour de mon arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole qui, avec la fumée s’échappant de la machine, s’était tant de fois évanouie dans le pâle azur, … … m’enivrait comme une odeur de campagne, non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée devant les aubépines et qui, retenue par ses éléments onctueux et denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais comme une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l’aspect du sol, accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j’avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d’acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières, avec une femme que je connaissais trop, mais faire l’amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue … » …
… Donc je suis parti en automobile, pot ouvert, vers Budapest, après qu’on ait enterré mes livres, à la recherche de cette femme inconnue. J’avais connu de beaucoup trop près ma mère et ma grand-mère et, comme on dit ici aux Pays-Bas : “verandering van smaak doet eten”, “varier le goût fait manger”. Dans un café au bord de la Danube, j’ai rencontré Coco, nous avons quatre enfants et une douzaine de petits-enfants. Mais excusez-moi, Jean, j’ai rendez-vous avec un monsieur qui m’interviewe pour son nouveau livre, dans ce livre il s’agit de moi, il pense que suis une fiction. Je lui raconterai la même histoire, peut-être ça lui convaincra que je suis réel. Le bonhomme devrait me comprendre, car dans une autre vie il était ingénieur aussi, comme moi.»
Il se retourna en murmurant quelques mots en plus que je n’ai pas pu entendre par le bruit d’un pot d’échappement dont la fumée caressa mes narines.
Texte: Jan Doets, inspiré par ‘Proust est une fiction’, le livre de François Bon, lu sur www.tiers.net avec tant de plaisir qu’il a acheté le vrai livre et l’a feuilleté à nouveau , ce qui a produit un flash de mémoire d’association. Il y a quelques quinze ans, habitant encore un petit lieu près de Groningue, son médecin généraliste là-bas, dans son passé jeune ingénieur hongrois échappé de Budapest en 1956, lui racontait qu’il avait vendu des compresseurs aux raffineries à Pernis près de Rotterdam pour financer ses études de médicine. En palpant le ventre de son patient, il a raconté cette vraie histoire, en s’exclamant, tout en reniflant profondément : “ Die fenolen, meneer, die fenolen, die delicieuze fenolen, ik denk er nog vaak aan terug !”
pardon, grand chef cosaque, de passer si tard saluer ce presque vase communicant