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19 10 Uralo Kavkaz.

Borislava savait qu’elle vieillissait, et ce goût qui lui venait du compagnonnage, parfois la camaraderie, avec les femmes lui en était signe, elle se découvrait lasse de vivre dans un monde d’hommes.

Et d’elles, elle apprenait.

Comme ici, au fort Bastiani, avec la vieille femme qui l’avait accueillie, le premier jour – enfin, la vieille ?, elles avaient le même âge sans doute.

À leur troisième rencontre, alors qu’elles faisaient rentrer un troupeau d’enfants rieurs dans la salle où ils devaient déjeuner, elle s’était présentée : Je m’appelle Oksana.. et puis c’est un nom ukrainien…. ça veut dire observatrice – j’aime le tien.

– qui veut dire ?

– secrète, discrète, réservée

– hum je ne sais pas… mais mon autre nom, celui de l’enfance, signifie intuitive et rêveuse… si nous sommes dignes de ces noms, heureusement que tu es là…

et elles avaient ri.

Et donc Borislava suivait Oksana, et elle l’observait, apprenait, apprenait la cuisine ukrainienne, la cuisine russe, la cuisine tout court – de temps en temps elle ajoutait un peu d’ail écrasé, pour se souvenir de celles qui avaient essayé de l’élever.

Ce jour là, dans un coin des cuisines, elles préparaient de grands paniers parce que les femmes du fort avaient décidé, et qu’importent l’avis des cosaques, d’aller déjeuner avec les enfants dans un bosquet, un bosquet qui était là, juste à l’horizon, cachant un ruisseau.

Les grands saladiers de choux râpé assaisonné de mayonnaise, de noix, de klukva, attendaient sur un coin de la grande table en bois, Borislava coupait en tranches fines des betteraves, Oksana, plus vive, avait écalé et coupé des oeufs durs, et mélangeait à grands tournoiements énergiques de son bras, du beurre, de l’ail haché, de la sauce piquante, des herbes, en parlant, parlant d’eau, de son enfance, de baignade, et elle avait des yeux pleins de verdure et de soleil.

La maison de mon père était près d’Uralo Kavkaz, à l’autre bout du lac, il est très beau et très grand tu sais, et au bout des près il y avait un petit bras juste pour nous… c’était merveilleux, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau… en automne les branches des saules qui pendaient dans l’eau bleue, d’un bleu incroyable, vif et transparent, un bleu qui attirait, étaient d’un roux pâle, presque jaune, comme les graminées de la rive, et derrière il y avait des arbres presque nus qui envoyaient vers le ciel des rameaux noirs. Vers midi, l’eau était fraîche pour mon corps tiède du reste de soleil, mais pas trop froide, pas encore.. je glissais dans le courant, sous la surface, j’émergeais contre ma mère qui criait de peur, je…et toi ?

Borislava rêvait, imaginait cette eau dans les arbres

oh moi c’était la mer, les mers, mais sans les arbres, n’y en avaient pas au bord de la grande plage de l’océan, il n’y avait que la lande, pas en Algérie, il n’y avait que des herbes dures, il n’y a que la plage de mon adolescence avec ses pins, mais il fallait grimper vers eux… J’aimerais tant aller à Uralo Kavkaz.

Elles ont pris les tranches de pain et ont commencé à les couvrir de tranches de betteraves et à les tartiner. Oksana chantait.


Texte: Brigitte Celerier