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Le monde où il avait grandi n’aurait donc rien à voir avec la main de Dieu ?

Cheminant seul, sur un chemin pentu, cherchant sa route au milieu des pierriers, suivant le cours d’un torrent à l’ombre d’une généreuse hêtraie, Jordi s’interrogeait. Il avait cheminé trois jours durant aux côtés d’un prêcheur dont les paroles l’avaient troublé. Il se surprenait à douter des vérités qu’il avait crues jusque-là immuables.

Cet homme, qui ne ressemblait en rien aux prêtres et moines que Jordi avait toujours fréquentés, ne raisonnait pas comme les hommes de Dieu raisonnaient.  Il parlait d’une voix frêle, timidement, comme un fil d’eau s’écoulant de la source glisse sur un tapis de mousse, en silence. Il s’exprimait avec prudence, semblant parfois lui-même en proie au doute.

Murmurant, il lui avait suggéré à mots couverts que, peut-être, le pierrier sur lequel il allait engager ses pas, le ruisseau où courait l’eau d’abondance, ne devaient rien à l’intervention de Dieu. N’entraient pas dans un ordre voulu par Lui. Mais qu’il était plutôt, ce pierrier, amas d’apparence informe, comme l’image d’un chaos, l’œuvre d’un dieu tout aussi puissant et doué à modeler des mondes que l’autre dieu – son alter ego ou plutôt son contraire – se montrait indifférent à leur création.

Le propos, sussuré, balbutié par l’homme vêtu d’une pelisse noire élimée, avait troublé Jordi. Il progressait en claudiquant et lorsque la pente devenait plus raide, il éprouvait de la difficulté à garder son équilibre. Lorsqu’ils se quittèrent, au moment où leurs routes se séparaient, le prêcheur bifurquant plein est en direction de la mer, il demanda à Jordi de garder le silence sur leur rencontre. Il était, lui, habitué à demeurer tapi dans les bois, à voyager la nuit, à éviter les bourgs infestés de délateurs.

Il avait, lui dit-il, appris à vivre sous la menace permanente d’une arrestation. La clandestinité ne se décrète pas. Elle s’apprivoise. Mais pour Jordi, faire le récit de leur rencontre pouvait s’avérer dangereux. Il n’était pas rare de voir, dans ces contrées, des hommes engeôlés, torturés puis envoyés au bûcher pour le seul fait d’avoir donné du pain au passant soupçonné d’hérésie et qui tendait seulement une main affamée.

Jordi avait retenu la leçon. Mais les idées saugrenues de son compagnon de route continuaient à creuser leur sillon dans sa conscience ébranlée, comme un ru se forme dans la roche par l’entêtement de l’eau à vaincre les obstacles, coûte que coûte. Doutait-il maintenant de Dieu ?

Il fuyait cette pensée. Il luttait pour l’enfouir en lui, dans l’espoir de l’enterrer toujours plus profond afin qu’elle ne remonte plus jamais à la surface. Mais elle revenait, comme une apparition exécutant une danse macabre sous ses yeux apeurés. Cette idée folle selon laquelle le monde ne serait pas de son dieu l’effrayait. C’était, se disait-il, reprenant sa marche dans la direction opposée, après avoir suivi des yeux la silhouette du bonhomme s’éloignant jusqu’à n’être plus qu’un point à l’horizon, disparaissant, s’effaçant du paysage qui, à cet endroit, offrait une vision paradisiaque, c’était, cette idée (il n’en doutait plus maintenant face au tableau majestueux qui s’offrait à lui), le diable en personne qui la lui avait soufflée.

(à suivre)

Texte et image : Serge Bonnery