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Nom : Grangier
Prénom : Louis
Né le : 15 juin 1892 à (effacé)
Profession : cult. (pour cultivateur)
Domicilié à: (illisible)
Canton : dudit.
Département : Aud (le e manque)
La fiche cartonnée de couleur verte intitulée fascicule de mobilisation (modèle Z) comporte dans sa partie supérieure un cadre noir dans lequel est imprimée une recommandation importante. Que le présent fascicule ainsi que le Livret individuel qui le contient ne peuvent être communiqués :
En FRANCE, qu’aux autorités militaires, judiciaires, civiles ou aux personnes habilitées par l’autorité militaire ;
A l’ETRANGER, qu’aux autorités diplomatiques françaises.
Malgré l’heure matinale, tombe déjà une chaleur accablante. Au hameau, les vieux qui regardent passer le temps, assis sur leur banc de pierre, l’avaient dit. L’été sera torride et on manquera d’eau. Descendant vers l’église par le chemin de la chênaie qu’empruntent femmes et enfants pour aller à la messe, Louis Grangier s’est attardé le long du torrent asséché. Il ne va pas à l’office. Il n’aime pas le curé. Il apprend par cœur les discours de Jaurès que lui envoie la section. Il accompagne sa mère, ses sœurs et les autres familles jusqu’au village. Comme la plupart des garçons de son âge et la majorité des hommes, il reste sur le parvis et comme d’habitude, depuis des semaines, ils parlent de la guerre qui gronde.
Louis Grangier est de la classe 1912. Il porte le numéro matricule 214. Son bureau de recrutement est : illisible.
Mais ce matin, une agitation particulière règne dans le village. Ce que Louis Grangier descendant du hameau ne sait pas encore, dans la touffeur de ce dimanche 2 août 1914, c’est que, la veille, le gouvernement français a décrété la mobilisation. Aussi, lorsqu’il arrive sur la place, il découvre comme les autres l’affiche que le garde champêtre est en train de coller sur la façade de la mairie. Ordre de mobilisation générale, peut-on lire en caractères gras. Louis Grangier sent un frisson lui parcourir le dos. Les hommes s’attroupent. Les femmes accélèrent le pas vers l’église en agitant leurs mouchoirs. Elles ne donnent plus la main aux enfants. Il règne là une pagaille triste.
Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces armées.
Les hommes protestent. Il n’y aura donc plus un seul cheval au pays pour les travaux dans les champs et les vignes ? Qui s’en inquiète àprésent…
Tout Français soumis aux obligations militaires doit, sous peine d’être puni avec toute la rigueur des lois, obéir aux prescriptions du fascicule de mobilisation (pages coloriées placées dans son livret).
Louis Grangier se souvient avoir rangé ce papier de couleur verte dans le premier tiroir de sa commode, sous un paquet de linge propre. Il a mis ses mains aux poches. Il a baissé la tête. Il est remonté au hameau préparer ses bagages.
Louis Grangier est affecté au 248e régiment d’artillerie de campagne, 3e groupe, 28e batterie avec le grade de deuxième classe sous un nouveau numéro matricule : 404.
Lorsqu’il part au front en mai 1915, après avoir suivi un bref apprentissage, son régiment est engagé dans l’Artois. On se bat sans relâche autour du fort Hohenzollern, cote 70, près de Loos. Le 9 mai, « une forte attaque est prononcée sur Loos », indique le journal du 248e. « Mais l’attaque échoue et le glacis qui est devant Loos, couvert de morts, reste imprenable. Pendant toutes les attaques de l’Artois, les tirs continuent avec intensité… »
Louis Grangier n’a pas eu le temps de souffler. Tout juste descendu du wagon à bestiaux dans lequel il avait voyagé depuis Avignon, il est jeté dans le grand bain. Ou plutôt dans la boue. Ici, il y a de la boue partout. Il pleut. Le ciel est bas. Et les soldats pataugent dans une terre collante qui leur arrache les brodequins des pieds. Ils doivent plonger le bras dans la glaise gluante pour les retirer sans quoi ils éprouveraient les pire difficultés pour marcher. Or le premier devoir du soldat au front est de marcher. On lui fait exécuter des marches de jour, de nuit, par tous les temps, des marches interminables, des va-et-vient incessants et comme tous les paysages se ressemblent, comme les paysages d’ici ne ressemblent pas du tout aux lignes tantôt cotonneuses tantôt acérées de son pays, Louis Grangier se sent perdu.
Il éprouve un sentiment étrange : celui de ne plus habiter sur la terre. Car face à lui, ce n’est plus la terre telle qu’il l’a connue qui se déploie sous ses yeux. Ce ne sont plus les champs ondulants sous le vent, les vignes tendues vers le soleil, les oliviers tressés comme des chevelures d’anges, les toits couverts de tuiles rouges alanguies. C’est un territoire qui ne ressemble à rien. Constitué de trous et de bosses. De troncs d’arbres déchiquetés. D’une matière grise qui vous enveloppe. Parfois, une veine de craie blanchit vos guêtres et vous laisse dans la bouche un goût amer comme lorsqu’enfant vous suciez vos doigts, à l’école, après avoir été interrogé par le maître au tableau.
Louis Grangier a peu fréquenté l’école. A quatorze ans, il a suivi le père dans les champs. Au hameau, les vieux qui n’avaient plus la force de travailler lui avaient indiqué le chemin.
Louis Grangier est peu instruit mais il sait lire et écrire. C’est inscrit à l’encre noire dans les pages de son livret militaire. Sait lire et écrire. Nager aussi. C’est écrit. Sait nager. Il a appris dans les méandres de la rivière au fond de la vallée. Seul. Enfin, plutôt avec les grands qui l’ont poussé en riant et sont ensuite partis en courant. Comme il ne savait pas, il a bien dû apprendre, vite, pour ne pas mourir noyé. Il se souvient avoir remué bras et jambes dans n’importe quelle direction, il se souvient du poids de ses vieilles godasses rafistolées qui le gênait dans ses mouvements. Il montait. Il descendait. Il remontait. Chaque fois qu’il sortait la tête de l’eau en frappant la surface à coups de poings rageurs, il aspirait une bouffée d’air. Il redescendait. Il remontait. Et puis, soudain, ça a marché. Il a tenu à peu près droit, la tête enfin hors de l’eau. Il s’est mis à nager comme nagent les chiens, en mimant avec ses avant-bras un mouvement de roue. Et il a avancé vers la rive. Il a nagé comme un chien vers la rive en crachant la vase qu’il avait ingérée. Maintenant, c’est écrit sur son livret : sait nager.
(à suivre demain 9 juin)
Texte : Serge Bonnery