À Jan Doets, le premier Cosaque, à notre amitié.

Le temps est notre distance, soit presque rien…

j’ai quelque chose à vous lire

Chère Lointaine,

j’ai quelque chose à vous lire : je quitte la ville en douce. Il est 4 heures du matin. Si le jour est déjà levé, c’est que j’ai volé la nuit. Personne ne sait, vous êtes la seule dans le coup. Je vais tenter de passer la frontière avec. Je n’ai aucun remords vous savez. Si ce n’est à quelques rats et chats errants, elle ne manquera à personne. C’est vrai, y’a jamais personne dans les rues la nuit, tout le monde l’ignore, tout le monde l’abandonne, elle serait juste bonne à dormir pour se donner l’illusion au réveil, que quelque chose recommence. Foutaise… Les fenêtres y sont toutes éteintes. À part la mienne, j’y suis toujours le seul éveillé, ne dormant jamais.
Je jette un coup d’œil à mon reflet dans le rétro : mon visage est épuisé, la peau pale comme une nuit blanche, on dirait que j’ai mis dans mes cernes tous mes rêves pas encore faits. Je pars à jeun, sans même un café, un peu précipitamment. Je laisse derrière moi les chantiers en cours. Je laisse aussi mon corps, bien trop étroit pour ce que j’ai à vous dire.
Je prends la route vers des mots à vous adresser, route qui hier n’existait pas encore. Plus j’avance, plus elle me rentre dans les yeux, à croire que c’est la route qui me traverse. Oui Lointaine, cherchant à vous rejoindre, je n’ai pas le sentiment de m’éloigner, au contraire, c’est comme si je partais à l’intérieur. Ma destination est l’anonymat, là où je ne suis ni ami, ni mari, ni père, ni qui que ce soit, là où je suis assez absent pour oser vous écrire.
Déjà au bout de la ville, le péage, seule barrière entre ce qui reste et ce qui m’attend. Ne vous inquiétez pas, je suis passé sans encombres, personne n’a saisi ma nuit. Je la garde contre moi, bien cachée, je vous l’amène en offrande. Les immeubles ont déjà disparus, les maisons aussi. Plus d’habitations, plus que des arbres qui se débattent sous le vent, j’observe leur turbulence immobile, on dirait qu’ils cherchent à se déraciner, en quête de liberté, tel des fous cherchant à déchirer leur camisole. On a en planté des kilomètres au bord de la route, pour donner l’illusion de la vie dans ce désert. Mais je ne suis pas dupe, il suffit de lever les yeux sur leurs feuillages constellés de touffes de morts. Oui, plus nous avançons, plus le vert se dessèche, les plantes brunissent puis disparaissent sous les pierres. Mes mots se raréfient, mon souffle s’épuise. Du sable fouette le pare-brise. Il faut peut-être suivre la route rouge pour arriver dans la ville vide…
Une ville pas abandonnée, mais neuve, vierge, où personne n’a jamais habité, commencement d’un monde inachevé attendant un peuple jamais venu : un parc d’attraction désert, sans rires, sans cris, des bars sans ivresse, des ruelles dont le bitume n’a jamais connu de pas, des bancs, tournés vers la mer, sans conversation à adresser à l’horizon. Seul le plastique qui recouvrait les meubles neufs des terrasses volent dans le courant d’air. Lointaine, avons-nous rendez-vous dans cette ville-mirage, figée dans une promesse non tenue ?
Je me suis arrivé aphone mais c’est bien de la voix que je vous écris. De là, oui, du lieu où chaque mot naît d’un désir, celui de m’adresser à vous comme on confie un secret à trou. Je vous écris de cette ville clandestine, où j’ai échoué, au bout de l’insomnie. C’est de nulle part que je vous écris, de cet ici sans là-bas, porté par la marée. Je suis le manque de votre présence. Durant mon errance, je cherche des ombres qui me ressemblent, j’en croise quelques unes : celle d’un homme enterrant une bête morte sur la plage, celle d’un autre, plus mûr, ramassant des déchets, celles de trois enfants s’ennuyant assis dans l’eau, mais aucune ombre n’a cherché à m’écouter, aucune n’a voulu accueillir ma parole de naufragé. Ainsi, je vous attends. La nuit va bien finir par tomber. Elle saura bâtir un pont entre votre rive et la mienne, entre nos deux absences. Quels mots va ramener la marée aujourd’hui, quels corps flottants, pas ceux qui se promènent sur le regard, mais bien la dépouille d’une errance, noyée de solitude, d’ivresse, de siestes interrompues, en cours de cauchemar.
Nous avons une histoire commune Lointaine, vécue chacun de notre côté. Nous sommes frère et sœur à notre insu. La même écume se dépose au coin de nos lèvres, la même eau salée coule dans notre bouche. Et si je ferme les yeux, j’entends votre sang battre sous ma peau. Je vous écris pour vous révéler qu’il y a bien un lieu dans le néant, qui attend notre rencontre, un lieu aux multiples portes invisibles. Dans la douleur, l’ennui, la peur, le rêve, l’insomnie, il existe une issue de secours où me rejoindre, ici, sur cette plage aussi seule que nous.
Le ressac dépose la mort au large. Les mots de ma nuit échouent. Ici, lumière sur un visage, le vôtre peut-être… Comment savoir ? Comment saurais-je vous reconnaitre, chère inconnue de confiance ? Je ne discerne aucun trait, si ce n’est ceux des mots sous l’aube que vous m’adressez…

Anh

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Vous avez raison, c’est à voix haute qu’il faut écrire. Je voudrais une voix légère mais elle s’est aggravée. Celle-ci mienne est en copeaux, de ces roulures qui se baignent à la gorge. Je l’entends qui ruse avec le chat, qui graille. Est-ce encore possible d’écrire avec une telle tessiture ? J’essaie. Je sais que je serai surprise ; il y a au détour du texte des nids de poule. À éviter de toute urgence.
J’ai pourtant quelque chose à vous lire. Il me semble que c’est important. Je le devine, je le ressens. Quelque chose qui se sent bien de se cacher dans les pailles du cou. Qu’était-ce, qu’est-ce… Ma mémoire est un labyrinthe, celui de mes oreilles. Vous m’avez dit quelque chose qui m’a plu. Qui m’a bouleversé peut-être ? Mais la voix qui veut vous écrire ne sait plus retrouver le chemin.
Je rêve souvent de votre monde. Je ne sais pourquoi. J’y meurs d’ailleurs la plupart du temps. Comme d’une guerre que je n’aurais pas digérée, un pistolet sur la tempe. Mais ce n’est pas ce qui importe, c’est que là-bas, quelque de chose de fin, quelque chose de léger m’habite. Je me dis que mon âme se souvient d’une ancienne vie, dans laquelle vous étiez sans doute… Mes rêves sont désormais plus riches que la vie. C’est une nouvelle habitude… Dans les songes, entend-on des voix, des phrases. Je ne sais plus. Je crois que les paroles s’écrivent dans la tête, littéralement. Alors je lis et j’entends. Je veux dire je comprends.
C’est de la voix que je voudrais vous écrire. Entamer pour vous, les nuances. Fortifier les reliefs, le chemin qui traverse le levant. Les mots sous l’aube, n’était-ce pas ma manière de fixer l’Orient… J’y pense mais je ne sais pas. Longtemps j’ai pratiqué un silence religieux, croyant m’abstraire de mes mots pour les rendre communs. Mais je ne l’ignore plus, la voix porte, la voix ouvre. J’avais oublié que c’est de l’une d’entre elles dont je fus amoureuse.
J’ai quelque chose à vous lire… Ce timbre sur l’enveloppe silencieuse devrait faire l’affaire. À haute voix, vous me reconnaitrez, n’est-ce pas… ?

Anna

Textes : Anh Mat & Anna Jouy

Vidéo/Voix : Anh Mat