Le corps décide en chien, en chasseur. Il cherche des proies, il est sans fin en train de renifler. Le corps quand il existe ! Il n’entend rien à cette tête qui plante sur les freins, pas de discours, de sagesse. Le corps réclame, c’est mon tour. Lâche-moi la bride, laisse-moi t’emporter. Le corps prend les rênes, il interpelle, il charrie. Il en veut. Personne ne comprend, c’est normal. Il y a tant de box dans lesquels les corps dorment et se rapetissent. Et voilà que le sien prend sa perm’, la quille.

Le corps devient un centre d’attention, on le soigne, on le nourrit, on s’en préoccupe. Enfin. On l’entretient. On se demande comment il se pourrait autrement. Le corps il faut le lisser, le rendre frais, juvénile, lui donner cet air de jeune fille, de gosse, de fillette mieux. Les autres corps le veulent ainsi. Ils font leur évaluation, leur échelle de valeur, mettent au point des barèmes de compétition. Le corps doit tenir le coup, il se doit à ces critères. N’est-ce pas à lui de chercher, de fouiner dans l’humanité à la recherche douloureuse de cet être semblable, de cette concordance des temps. Alors la tête n’y trouve rien à redire Alors les ventres pleins de bière, les malpropres, les fiers à bras, les petits voyeurs, les précoces, les puceaux, les pornophiles, les imbus défilent… Mais le corps n’existe pas pour autant. Il passe ainsi devant ces êtres qui se regardent en lui, qui s’admirent en lui, et qui jouissent de se voir en ce miroir. Ce sont des coups pour rien, des exploits de masturbateurs où le corps s’efface et disparait plus inexistant que jamais. C’est un corps tristement solitaire auquel ni la tête ni le cœur ne répondent,

Et puis arrivent parfois ceux que la tête aime bien, ces corps joyeux, rigolos, ces corps sans séduction mais qui ont des formes humaines, des hommes qui ont une stature de plus que leur pénis. Qui parlent, qui discutent, se confient ; des gens biens, mais qui ne connaissent rien du corps, ni le leur, ni celui de l’autre. Des hommes qui s’imaginent que leur savoir-faire, génial, expérimenté, devrait à lui seul vous rendre votre corps perdu. Mais ils ne savent rien, ils ignorent, et d’un air empli de compassion au bout du compte ils espèrent pour vous que votre corps trouvera sa voie, sans eux.

Celui qui s’allonge près de vous, demeure si tranquille, si absent, ce monstre qui va dormir à vos côtés, comme un grand cétacée plein de sagesse et de whisky, qui pose sur votre ventre sa main morte, qui respire à grand bruit, s’endort, rêve. Celui-là qui aime depuis toujours les corps roses des gamines des îles, comme un peintre, comme un voyageur sans lois. Cet homme géant, auprès duquel, le squelette enfantin de votre souffle apparait comme un coquillage accroché sous les ailerons de l’aventure. Ce corps tout entier rassemblé dans sa propre statue, enfermé en lui-même, ce corps silencieux sans le moindre drapeau de contagion ou de quarantaine et qui remonte les fleuves du regard pour dire l’indifférence qui lui vient de vous connaitre.

Celui qui parsème les heures de discours, de calembours, ce corps d’homme épilé, faussement bronzé, ses histoires et souvenirs… Ce corps qui se prend au sérieux, se livre au jeu des modes et des célébrités, ce mauvais goût du strass et des corps trafiqués de silicone, ce corps qui condescend charitablement au plaisir partenaire. Ce corps passif, orgueilleux d’un dragueur de fonction.

Celui qui se regarde, qui scrute, qui fouille votre plaisir comme une bille de flipper. Ce tilt de vainqueur. Ce corps lourd, bien trop qui écrase. Celui qui cherche vos tatouages, vos cicatrices lisant sur vous des histoires diaboliques, Celui qui arpente les chambres comme un hallebardier du sexe, si fier de sa bandaison, pourfendant le carré de la pièce, à la parade. Celui qui vous veut sans vous voir, celui qui vous voit sans vous vouloir. Ces corps qui passent, sans que le corps n’y entende le moindre conte.

Et puis votre corps humilié, celui qu’on dévisage, qu’on dépouille de figure, de parole, de cœur. Ce corps qui devient apparence, qui n’a pas la beauté requise, que l’on compare, que l’on estime, que l’on ridiculise de quelques mots. Ce corps qui n’atteint pas la norme fixée, qui n’a pas la cote. On vous le dit. Ce corps qui ne pourra rien pour votre tête et rien pour votre cœur quand il faut qu’il entende qu’il est laid, qu’il n’a pas le niveau auquel l’autre corps prétend.

Et puis votre corps éclipsé, celui dont on lâche la main au premier angle de rue, pour quelques cigarettes. Ce corps effacé de n’avoir pas joui sous le bélier d’un conquistador en bedaine, voleur de plaisir. Ce corps abandonné après les entourloupes de maris infidèles, qui minaudent le manque d’amour avant de prendre la fuite, le sexe ramolli, ce corps-là qu’on contente toujours soi-même parce qu’eux n’ont pas le temps, pas l’envie et qu’ils jouent la partie à la frime.

Enfin votre corps presque parfait. Qui voulait vivre, de passage certes, sans lendemains mais agréable. Un corps explorateur, un corps aventurier. C’est ce que vous pensiez, sans y penser vraiment, quand vous aviez laissé la bride battre vos flancs, pour faire la vie jamais eue.

Le corps du temps où j’en eus un, présent, ce corps cadeau ignoré longtemps, ce corps digne de lui-même a vécu sa saison. Un été à peine. Presqu’un arrière été. Il a pris connaissance de lui, trop tard, ne se croyant longtemps qu’un coffre-fort pour un cœur amoureux. Ne servant qu’à s’offrir, se donner, exclusif ; un corps possession d’un autre auquel il s’est lié. Ce n’est pas un choix imposé, c’est un élan, une foi, une espérance. Ce corps épousera des formes faites pour lui, des formes à son image, il s’imbriquera parfaitement aux courbes de l’autre, il y adhérera. Alors il y aura non seulement un corps mais deux indissociables. Comme deux parts d’un corps trinité. On y croit, le corps pense servir le cœur, il est dévoué. Il sert, évident, fidèlement. Jusqu’à ce qu’il comprenne que le cœur n’y a jamais été. Qu’il n’a apporté aucune émotion, aucun tremblement. Qu’il n’était qu’un outil tout usage. Tout pouvait lui arriver, la vie s’en foutait et l’amour aussi.

Un été simplement courtement, juste avant que l’automne raye la peau, ravine les chemins, érode. Alors pendant quelques jours ensoleillés encore, il a tenté de naitre de s’élever comme une ultime pousse dans un jardin tente la floraison et doit se contenter de rester en bouton.

Texte : Anna Jouy

Illustration : http://www.tobiasse.fr/sculptures/