Maintenant, c’est trop tard. Il emporte tout avec lui et j’en ai conscience, c’est cru, une amputation. Je suis assise sur la dernière marche de l’escalier. La maison est grosse d’un mort. Il y a une concrétion de père, prostré, nu, dans la salle de bains, comme s’il avait enfin baisé le silence. Rentré en lui-même. Il est là. Je ne sais quelle musique me vient, rien de calme, rien de tranquille. Des bruits s’amassent, des voix supérieures, hautes imitant le vent et la profondeur du ciel. Il est là. Je ne sais que faire, je ne peux rien faire. Je n’ose pas. Je crains de découvrir une grimace de souffrance, un visage crispé sous la peur et la douleur. Je me dis, à quoi bon fixer dans ta tronche cette image de lui. À quoi cela te servira-t-il ? Si ce n’est à penser, qui sait, qu’il avait du remord, des regrets, un départ contraint et raté comme une condamnation à la fin. Ai-je besoin de me dire qu’il est mort malheureux ? Peut-être oui, sera-ce utile de penser parfois que le père ne voulait pas me quitter. Tandis que je me rends compte qu’il faudrait maintenant l’avertir, Elle.

Je me retourne. Les pieds sur le sol. Hier, que faisions-nous hier ?… Le salon est sombre, c’est un jour gris, je ne sais pas s’il va neiger. On y pense. Il y a sur la table, une bougie. Une flamme. Je la regarde, sans cesse. Elle tient debout le souffle du père. Il n’y a personne dans la maison. Lui dans la chambre, allongé, épuisé, et moi là vide, les yeux sur une flamme qui vacille. Nous ne sommes personne. Rien. En suspension, moi j’attends de tomber dans la suite du vivre, autre, privée, avec une ablation du père. Et lui dans la mort avec une ablation du souffle. Va-t-il mourir de notre manque d’amour, de son manque d’amour ? On ne sait pas ce qui peut se passer. Que va-t-il se passer ? La bougie parfois vacille si fort, l’air frais de la cheminée qui court et je me lève pour aller y voir. Il dort simplement. Mais parfois ses yeux sont ouverts, alors je m’approche.

Il prend ma main, la sienne tremble. Il a peur, parce que son Dieu n’a rien de celui de sa femme. Il a un Dieu sans hommes autour, un Dieu dont les mots ne tombent que droit dans les âmes sans suivre les voies humaines. Alors il craint sans doute. Il ne demande pas de prêtre, il ne demande pas. Peut-être est-ce une manière d’affirmer qu’il peut mourir sa vie comme il l’a vécue ? Il prend ma main, il tremble. Est-ce que c’est dimanche demain, dit-il. On est mardi alors il murmure que c’est long. Je lui explique que je vais revenir, je lui dis à demain. Je le lâche, je m’en vais. Voilà.

Dans le corridor, les pieds nus qui sortent de la porte. Et moi assise sur l’escalier. On sonne, ils arrivent, eux, les ramasseurs de père. Ils entrent. Compassion jouée, discrétion. Ils savent exactement la limite. Il y a une limite. Celle où ils me prendraient mon chagrin en plus de me ravir toute la vie d’avant. Je vais sortir. Je vais les suivre. Ou alors faut-il rester là parmi les choses, chose moi-même ? Quand on devient seule, il ne reste plus que cet état d’objet en somme. Sa tasse, sa chaise, sa brosse à dents, sa fille. De quoi ai-je besoin ? De mangeaille, d’air, d’eau qui coule. Besoin de lumière, de prendre le bloc de souffrances et de frapper du côté étroit de la main ce tas, le réduire en briques et en morceaux. Besoin de briser, de partager et de rendre à chacun sa part.

Le père se tient là tout près. Il est là, juste là à mes côtés, il écrit les mots dans ma tête. Ceux qu’il dirait, des mots simples qui laissent toute la place au regret, au remords, au vide parfait qu’ils contiennent. Je le vois à nouveau. Il traîne ici avec ses savates. Il croit avoir perçu le son aigu du téléphone. Il croit qu’Elle l’appelle. Il en est certain. Elle le fait parfois. Il arrive. Il s’assied sur ce tabouret, il tient le combiné si fortement contre son oreille. Il est sourd, il n’entend pas la moitié de ce qu’Elle dit, il n’entend rien même, qu’une sorte de salive de mots dont il peut tout extraire, tout inventer. Elle a dit qu’Elle l’aimait, ça lui suffit. Il a recollé les syllabes du bruit, il a reconstitué les paroles comme un puzzle sonore. Elle a dit qu’Elle l’aimait. Elle va venir dimanche.

Texte/Illustration : Anna Jouy