CLAIRE : Tu gèles. Il suffit d’être dans la même pièce que toi pour le sentir. Les premières fois on se demande, est-ce que c’est moi, une fenêtre, on se retourne, on cherche, d’où vient ce trou, ce froid, ce sentiment de glace qui monte, et la peau qui s’épaissit, et les muscles, en une seconde, durcis, et les nerfs, qui cassent, ça prend au ventre aux doigts aux racines au dos, ça pénètre, on se retourne, on cherche, est-ce que quelqu’un a ouvert une fenêtre… Les premières fois on ne sait pas. Tu ne lèves pas les yeux, ta bouche murée, on croit qu’on peut avancer vers toi, on ne voit pas que c’est toi, que c’est toi qui gèles pour arrêter les corps avant qu’ils ne t’approchent de trop près, avant qu’ils risquent de te toucher, de t’atteindre. On ne sait pas… Temps. C’est peut-être tes yeux verts. Le piège. Le cryogène. On attend que tu nous regardes, on se dit : ça va venir, le soleil, elle va lever les yeux et alors ça ira… oui parce que souvent tu ne regardes pas en face, c’est un truc que tu fais, tu glisses sur l’autre et tu ne t’arrêtes sur rien, rien de tangible, rien qui se voie, tu ne partages pas, même ce que tu fixes est en toi, à toi, intérieur, et tu laisses l’autre à la porte. Temps. Je les connais par cœur, tes yeux. Immenses, écrans, mats, projecteurs. Pas des yeux qui prennent mais des qui diffusent. Qui tracent des grands tableaux blancs avec des lignes à travers les gens comme à travers des murs. Tes yeux des heures creuses et tes yeux des heures pleines. Tes yeux de voltige, d’actrice, de rouille quand tu joues les mères, de neige quand tu joues les filles. Parfois tes yeux d’absence, tes yeux de démission, tout ce que tu refuses de prendre parce que ça fait trop… Temps. Tu attends quelque chose… On n’en a jamais fini avec l’attente. Ça s’étire… C’est la seule place que nous ayons, le seul espace habitable. Peu importe dans quel camp nous sommes, toi et moi, nous revenons au même. Nous sommes pareilles dans l’attente. Temps. Toi tu ne dis rien. Tu n’as rien à dire.
SABINE : Mais je ne vais pas être satisfaisante. Ma parole à moi n’est pas satisfaisante. Elle n’agrippe pas. Elle ne nourrit pas. Elle ne fait pas miroir. Tu ne sais pas que cette froideur, comme tu dis – admettons que je sois froide après tout, j’accepte d’endosser la froideur, la neige le vent la dureté des campagnes de l’est, d’accord – cette froideur que tu prends contre toi, c’est le son qui n’a plus de quoi faire forme, de quoi même se montrer. C’est le bramement de la terre qui s’ouvre, après les pillages la famine le craquèlement, après que les arbres sont tombés un à un en laissant leur entaille dans la pierre. C’est le ventre inutile, le sang écoulé pendant quarante ans, inutile, les seins les bras et même les cuisses qui s’ouvrent sur rien. Les enfants, les noms que tu t’es imaginé donner, ceux que ton corps s’est préparé à accueillir, à mûrir, à modeler, pour lesquels tu étais prête à te fendre, et à quoi bon pleurer maintenant. Tout ce qu’on t’a mis sur ton dos depuis ta venue au monde pour que tu le transportes, toutes les vies tous les cris avant toi, à condition que tu joues toi aussi ton rôle, que tu tiennes ta place de gué dans la maison familiale, que tu assures la passation. La maison familiale qui se vide avec toi, que tu condamnes progressivement pièce après pièce, sans même prendre la peine de couvrir les meubles. Dans laquelle tu finis par déambuler sans plus bien faire la distinction entre ton corps et les murs, sans plus bien savoir à travers quoi tu erres et dans quoi tu te cognes. La maison familiale qui fait de toi le lieu que tu hantes. Temps. Toi comment pourrais-tu comprendre ça ? Comment pourrais-tu le reconnaître ? Tu as tes années. Tu as tes mille possibles qui te tiennent compagnie. Tu es pleine, bourrée à craquer de ce vers quoi tu vas. Même cette expression : tu vas. Rien que cette expression. Tu as la souplesse du corps qu’on rate, qu’on déchire et qu’on recommence. La beauté. Cette beauté-là. Temps. Mais moi… Le corps trop visible et qui ne se voit plus, qu’on camoufle qu’on enfouit. Ce corps qui n’existe plus, qu’on n’invite plus à venir, là, sur scène, que pour son âge, que pour sa vieillesse, comme une roche qu’on date. Et l’absence… L’écho de la pièce vide, quand tu respires, si fort parfois qu’il te laisse l’illusion que quelqu’un marche, qu’il y a quelqu’un d’autre que toi, ce leurre de plus en plus insidieux que tu finis par chérir au point d’écouter l’air siffler dans ta gorge, tes poumons, ton ventre, jusqu’au fond, parce que ça fait pendant quelques secondes au moins résonance, debout, à la verticale… Pourquoi… Pourquoi le dire. Temps. Tout ce que je porte à présent, ce sont les mots des autres. À des foules. En étrangère. Je suis devenue une mule, une pauvre mule. Tenue droite par sa marchandise. Froide si tu veux. C’est ça que tu vois quand je parais sur scène. Cette certitude. De la ouate. Ce que tu admires, c’est la ouate avec laquelle on bourre la poupée. De la ouate passée par des millions de mains qui ont broyé, défibré, centrifugé, blanchi, puis bourré, par paquets, comme on cogne. Temps. Mais c’est le seul corps que je peux montrer. Entre les murs du théâtre. En représentation. En secret. Ce corps-là, celui qui n’est pas moi, que je prête. Le reste du temps je n’arrive plus à m’exposer. Alors je me cache. Je ne me dérobe pas. Je me cache.
CLAIRE : Ça sonne faux.
SABINE : Tu n’as pas les bons codes, Claire. Tu plaques tes histoires. Moi je ne suis pas de cette solitude-là. Celle dont tu parles. Cette solitude qui nous fait négocier entre nous des rations de présence comme on troquerait du pain. Ça t’aurait arrangé, sans doute. C’est sûr. C’est arrangeant la solitude. Ça rassure. C’est le pot commun. Un peu de notre visage à tous. C’est commode. Et puis ça camoufle. Tout le reste. Tout ce sur quoi il en coûterait de se pencher vraiment… Mais le désert… Le désert ne s’accouche pas. Il est roi. Il se déclare. Il se déclare et alors personne n’y peut rien, ni la scène ni mes mots ni tes mains.
CLAIRE : J’étais la meilleure face de toi.
SABINE : Viens, ça n’est pas grave, ça ne compte pas, puisque tu dis tu pour dire je, alors ça va, regarde Claire, je suis là, je suis là, on ne nous séparera plus c’est fini, tout ça est à moi maintenant, tu es à moi, on sera la chose et l’ombre mais en un seul morceau, amalgamée, l’ombre avalée, c’est fini, regarde comme on est belles, regarde comme on va bien ensemble…
Texte/Vidéo : Marine Riguet
Envoûtant
le récit de cette distance et de son effacement (?)
J’aime cette double proposition
du texte – qui rend aveugle à l’image –
et de ce qui est donné à voir et à entendre
– qui efface parfois le mot et son sens
tant la parole et sa mise en scène sont
…
envoûtants
théâtre en son abîme
le personnage est une proie
fulgurante
(la solitude ! … oui, c’est commode.)