(Une heure sur Terre)
Lina était sérieuse évidemment. Cela faisait trop longtemps qu’elle manifestait ce désir de quitter son emploi. « De changer de vie ». De là à changer de planète…Le ciel était régulièrement zébré par ces traces caractéristiques des nouveaux avions supersoniques qui mettaient Paris à 30 minutes de Shanghai. Nous n’avions pas les moyens de les emprunter mais l’idée que les distances n’existaient pour ainsi dire plus était fascinante et effroyable. Plus rien ne semblait inatteignable, et dans des proportions totalement surréalistes. L’immobilité devenait une situation étrange.
Le monde fut pris d’une convulsion prodigieuse. Des lustres évaporés en un clin d’œil. La planète semblait éclairée en permanence par des rayons extatiques, où palpitait la fin de plusieurs civilisations. Des mondes que l’on n’avait même pas encore eu le temps d’assimiler. Aussitôt passés. La raison n’existait plus. Plus le temps pour ça. Lina me parlait souvent de ces enfants qui n’avaient plus que quelques minutes pour rejoindre l’école, alors qu’ils habitaient à des kilomètres. Paris était devenu un véritable monstre urbain. Et bien, ces enfants-là ne venaient pratiquement plus en classe. Bien trop sollicités qu’ils étaient par une mégalopole aussi vertigineuse qu’accessible. Au fond, nous étions tous les mêmes. Le cœur bouleversé, l’esprit accaparé, happé par la fin du temps.
Les vidéos des premiers voyageurs empruntant ces fabuleux métros ultra-rapides, propulsés comme un hyperloop, représentaient encore aujourd’hui un must multi-diffusé. Il fallait voir le visage pétrifié de ces gens qui vivaient pour la première fois cette expérience inouïe. Le voyage ressemblait à une véritable téléportation. Un tunnel de lumière démentiel traversé en un instant. A peine le temps de comprendre l’annonce robotique qui invitait les passagers à s’asseoir. L’engin arrivait à destination, sans que l’on sache ce qui s’était passé exactement. Et ce bruit… Un glissement technologique qui vous prenait aux tripes.
Aujourd’hui ce type de déplacement était quotidien. Une nouvelle routine en quelque sorte, mais dont on ne mesurait toujours pas l’importance. Nos corps étaient devenus de véritables informations se déplaçant d’un centre de données à un autre. J’avais souvent l’impression d’être devenu un simple électron propulsé à la vitesse de la lumière. Forcément, dans ces conditions, penser était devenu un exploit. Le temps nous échappait littéralement. Il était devenu une gerbe de lumière éblouissante.
J’avais senti le danger. Nous avions toujours préservé, je ne sais comment, un semblant de paix. La dislocation du temps et des distances ne nous avait pas encore trop affectés. Ici, je veux dire dans cet appartement, tout parvenait à s’immobiliser. Là, ce matin, c’est un peu comme si la Lune venait de percuter notre univers.
Lina était déjà en train de rentrer frénétiquement ses coordonnées sur le site de recrutement de la Compagnie. Voilà…J’entrevoyais « l’avenir au fond du candélabre » allumé par cette entreprise.
Il fallait bien que nous soyons rattrapés par la vague. Ce déferlement en dehors des lois de la gravité.
Je souhaitais que sa candidature ne soit pas retenue. Qu’elle se perde dans les millions, probablement, de dossiers remplis. Et même si l’Intelligence Artificielle de la Compagnie tournait déjà à plein régime, j’espérais que la sienne ne soit pas remarquée. J’avais pourtant des doutes. Elle me montrait, soudain extatique, le nombre de sociétés associées à la Compagnie qui procédaient à des recrutements parallèles. Notamment Moon Express qui projetait depuis des années de faire de la Lune, notre 8ème continent. La Lune bombardée depuis la nuit des temps par des astéroïdes chargés en métaux précieux était un véritable trésor. Lina semblait particulièrement fascinée par un poste offert par cette société.
Un poste d’enseignant auprès d’enfants dont au moins l’un des parents serait travailleur lunaire. Moon Express ouvrait une école dédiée à Paris. Quand elle me montra l’annonce, elle éclata de rire.
L’homme s’éloignait du centre par la force centrifuge…Mais il restait toujours désespérément sentimental. Lina me dit qu’elle souhaitait bien partir…Mais seulement de son école, si cela était possible.
Mon souffle retenu dans la peur contenait tacitement mon amour. Lina le savait et en jouait souvent. Tout avait tellement changé et si vite. J’avais développé au fil des années une sorte d’autisme. Cette peur confuse enveloppait à peu près tout. Il suffisait de penser à ce que nous allions collectivement devenir pour perdre pied. L’homme, devenu la mémoire d’un seul site planétaire, s’apprêtait à exploiter les richesses de l’espace. Le saut quantique était immense. Tout ce que cela avait d’ores et déjà modifié en profondeur dans la société était vertigineux. Le manque de financements publics avait désintégré des pans entiers de la cohésion. Mais on s’apprêtait à lancer vers la Lune de nouvelles Caravelles.
Nous repartions vers un cycle de grandes découvertes, pour des siècles de conquêtes économiques. Ces fameux impératifs de conquête qui avaient gouverné les grandes expéditions maritimes des temps jadis. Sauf que l’encomienda était remplacé par un recrutement en bonne et due forme. La Compagnie se positionnait pourtant comme un nouveau colon qui allait, à coup sûr, donner du fil à retordre aux Etats. Que ferait-elle de ce pouvoir immense ?
Il suffisait de se souvenir que les premiers réseaux sociaux avaient fait trembler des empires entiers. Que les premiers géants numériques avaient fait chuter des sociétés vieilles de plusieurs siècles en quelques années…Pour imaginer aisément les conséquences que l’émergence d’un tel monstre économique entraînerait.
Combien de temps tiendrait la paix curieuse qui accompagnait l’essor de la Compagnie ?
Lina remplissait son dossier de candidature. Certains éléments devaient transiter par une connexion mentale. Elle s’isola un instant pour que mes ondes douteuses n’interfèrent pas dans ses réponses.
Nous en étions à l’ère de la 25G. Et c’est à peine si le corps avait une existence effective. Avec Lina nous avions toujours refusé le recours à des extensions virtuelles dont l’usage s’était généralisé pour aider les couples à faire l’amour. C’était inutile, et c’était un piège terrible. La notion même de contact avait considérablement évolué.
Trahison des lettres sûrement. Toute cette technologie s’était développée sur un effondrement du langage. « Un départ sur les rails avant de se recueillir dans l’abstruse fierté » d’une victoire absolue.
Le monde entier se préparait à ce basculement. Les quelques pauvres décennies qui suivirent les guerres du XXème siècle ne furent qu’un feu de paille, à la fois démocratique et sociétal. L’intérêt général était lié par nature au langage, aux lettres…On avait suivi depuis une sale route. Une putain de route vers le néant. Le data nous avait flingué la mémoire. Le savoir s’était perdu dans ces foutus bâtiments qui ressemblaient vraiment à des tombes. Le pire étant que ces temples longtemps réputés inviolables ne l’étaient pas du tout. La délinquance technologique avait explosé. Lina avait d’ailleurs soupçonné un temps notre voisin programmeur et obèse d’être un Anonymous. Littéralement c’est ce qu’il était. Perdu entre des lignes de programmes, n’existant plus que sous la forme de chiffres et de codes.
Les tombes avaient ainsi accouché d’un nouveau monde. Leur capacité d’analyse phénoménale avait permis ce miracle.
Texte/Photo : Yan Kouton
je descends avant 🙂
Pas avant d’avoir écrit de belles choses encore pour Les Cosaques et notre plaisir de lecture ! 😉