
Il a fallu ouvrir le sépulcre, deux corps y dormaient. Dormir est un bien grand mot, un beau mot dans lequel je ne suis pas certaine qu’ils s’étaient allongés. Des corps qui ne cessaient peut-être de se chercher amour ou querelle. Des corps poursuivant leur histoire. Si je veux. Parce qu’au fond moi, je n’ai pas vraiment réussi à atteindre leurs esprits ou leurs âmes, enfin je veux dire cette chose qui rend heureux ou qui fait souffrir. Les corps débarrassés de souffle ne souffrent pas. Alors bon, en descellant la tombe, c’est bien cette partie froide ou absente que j’avais toujours touchée et pas grand-chose du reste qui se laissait voir. Que je sache bien sûr.
Il a fallu donc ouvrir la maison, comme une immense malle remplie d’odeurs et de mots emprisonnés dans des tentures, dans des tapis, des lambris. Les boiseries, ça pue le malheur, très vite ou alors ça parfume. Le tombeau ne retenait pas d’encens, pas de santal. Mais cette odeur fermentée de la souffrance.
Il a fallu trier parmi ces choses, rendre leurs libertés aux témoins, aux cages à disputes, aux cartons de reproches, aux livres mêmes qui avaient des airs de dentiers prêts à mordre, des molaires plus précisément. Disputes, reproches, morsures, toujours silencieux, étouffés, incrustés. Des vacarmes prisonniers, adhésifs.
J’ai ouvert, j’ai trié et puis jeté. Ça m’a pris, après longtemps de deuil, et encore d’une manière soudaine. Ces objets, ces papiers, ces glus sentimentales, j’ai tout passé par-dessus bord. Et en ce moment sacrilège de tout foutre en l’air, je n’avais plus ni le temps, ni l’envie de conserver même les choses les plus sacrées. J’aurais jeté les cheveux de ma mère, les notes de mon père, si tout cela avait encore été là mais tant mieux d’autres les avaient sauvées du carnage.
Et puis qu’auriez-vous fait ? Quand tout fut libre, quand la maison des morts fut creuse, je compris que je n’avais encore rien fait, si ce n’était l’immense place qu’on cède aux fantômes. Les murs se mirent à craquer, les portes à ruminer, les fenêtres de se munir de big bangs… Ils s’en donnèrent à corps joie. Je ne dis pas cœur, vous savez pourquoi…
Je choisis mon coin, j’y mis le lit pour un peu de ciel autre. Puis une armoire. Je pris des pinceaux : je commençai lentement à envahir leur territoire, impérialiste nécessité. C’était eux ou moi, n’est-ce pas… Ce fut long. Ce fut lent. Apprendre à la maison à me reconnaitre, apprendre aux murs à me laisser un peu d’air, apprendre aux fenêtres à me laisser le soleil.
Quand chez eux devient ici, quand ici devint chez moi, alors je pus m’occuper d’eux, leurs corps n’avaient plus de place mais leurs cœurs cette fois semblaient parfois palpables. Je leur ai dit c’est fini, vous n’êtes plus mes parents, non. Vous êtes des humains comme d’autres, comme moi. Nous en avons fini, moi de vous obéir, de vous être redevable, de vous être insupportable, mauvaise ou gentille, votre fille. J’ai remis les vieilles clefs à l’oubli. Ici j’ai fait poser une autre serrure, ce fut vous, c’est moi. Entre nous, à ce jour il n’y a plus que la plèvre décrépite de la maison, la plèvre entre le ciel et la terre, la plèvre entre toutes âmes.
Dans le caveau ouvert, c’était une fillette qui dormait. Maintenant que je suis sans parents, je n’ai plus d’enfance.
Texte : Anna Jouy
Crédit Photo : https://www.smithsonianmag.com/smart-news/Ancient-Pompeii-is-Alive-Again-as-Italian-Officials-Unveil-Six-Restored-Ruins-180957660/