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La nuit5

(Une Heure Sur Terre)

L’armada qui apparaissait au grand jour, rôdait dans nos rues depuis des années. Je me souvenais très bien du scandale international qu’avait provoqué l’introduction en Chine de la « notation citoyenne » et de la surveillance biométrique généralisée. L’ampleur de l’infrastructure technologique nécessaire à ce projet titanesque n’était qu’un banc d’essai. On savait tous à présent que l’on était non seulement filmés mais aussi évalués. Il paraissait évident que les employés lunaires seraient recrutés parmi les citoyens les mieux notés. Les individus les plus stables. Comment en douter, et surtout comment trouver cela totalement anormal ? Cela faisait des années que les autorités et lanceurs d’alerte tentaient de prévenir les populations sur les dangers de la révolte stérile et de la désobéissance civile. Les délinquants et trafiquants eux, étaient depuis longtemps fichés, surveillés nuit et jour. Leur vie était une prison à ciel ouvert. Le pire étant que cela ne stoppait pas leurs ardeurs démoniaques. La drogue et la violence étaient devenues une nation à part entière.

« Les vagues qui cachent pour un temps aux regards des humains le soleil à la fin de sa carrière ardente »…Cette classification généralisée avait surtout servi de paravent à l’objectif. On ne pouvait plus reculer, ni contester quoi que ce soit. Au fond, il n’y avait rien de réellement coercitif. Outre que nous avions tous accepté, en cliquant le plus simplement du monde notre accord, cette situation, qui pouvait réellement trouver anormal que les comportements déviants soient préventivement anéantis ?

Le taux de violence, d’insubordination et de rébellion était devenu pharamineux. Une partie de la jeunesse avait fait sécession, pratiquement depuis l’école primaire. Les adultes oscillaient régulièrement entre tentation populiste et fascisme. Les réseaux sociaux n’étaient plus que des accidents industriels, incapables de régulation, aux mains des pires artificiers de la folie collective.

Les algorithmes, destructeurs et tueurs de masse, s’apprêtaient à nous envoyer sur la Lune. Les relations humaines avaient sombré dans l’abjection, la sauvagerie régnait en maître à peu près partout. Mais la Lune dans quelques mois serait « the place to be ».

Et « comme l’on peut voir, à l’heure où la nuit monte, s’allumer lentement des feux nouveaux au ciel », l’espoir venait de ceux-là même qui nous avaient massacrés sans le moindre état d’âme. Leurs putains de fusées finiraient de détruire la couche atmosphérique qui nous protégeait encore un peu, mais ce qu’elles ramèneraient sur Terre nous sauverait.

Mon voisin programmateur avait relancé une conversation, les informations s’enchaînaient dans ce train d’enfer qui aggravait généralement ma migraine technologique. J’hésitais à me faire une injection. La douleur était devenue une amie. Quelque chose qui me reliait au vivant, au sensible, à mon corps. Ma femme me traitait de masochiste. Je lui répondais, avec emphase, que la douleur m’élevait au-dessus des flots virtuels. Je finissais toujours par me faire une injection de tétraplan, et par prendre une dose nasale de morphine. A l’ancienne. Les vieux anti-douleurs périmés étaient devenus de véritables objets de collection, qu’il suffisait de réactiver grâce à quelques gouttes d’un liquide au pouvoir magique.

Mercury Voskhod s’était lancé dans une démonstration géopolitique. La Conquête était apparue comme une solution rationnelle à la surpopulation. En dépit des épidémies résurgentes, des guerres récurrentes, des violences endémiques, le nombre d’êtres humains ne cessait de croître. Quand une menace apparaissait, susceptible de tuer des millions d’individus, la science l’éteignait si vite qu’elle s’éloignait avant même d’avoir œuvré. La science était désormais ce « mouvement qui ceint plus vite l’univers ».

Alors évidemment, la pollution était devenue phénoménale. La crise des déchets, la qualité de l’air, les catastrophes nucléaires et naturelles…Toutes ces choses occupaient les fils d’info presque quotidiennement. Mais rien n’y faisait. La population ne diminuait pas. Le recul de la vaccination avait bien fait frémir l’espérance de vie, comme la consommation délirante de drogues. On ne vivait pas nécessairement plus vieux, on pouvait même mourir beaucoup plus jeune. Mais la démographie l’emportait toujours.

Quitter la Terre était donc un objectif non seulement possible mais indispensable. Le ton de Mercury Voskhod se faisait plus véhément, moins charmeur. Avec une pointe de menace. La Compagnie réussirait là où les politiciens avaient échoué. Discipliner enfin les populations instables, qui ne voulaient plus s’éduquer, qui ne pensaient plus qu’à se perdre dans le divertissement. Le plus étrange c’est qu’il omettait de dire que les créateurs de l’économie numérique étaient largement responsables de cette situation. Un effondrement collectif.

« Dans le monde sensible on peut voir cependant le mouvement du ciel devenir plus divin à mesure qu’il est plus éloigné du centre ».

Il n’y avait plus de monde sensible depuis longtemps. Même plus de divin à dire vrai. Ces types avaient permis aux psychopathes de devenir des références comportementales, ils arrivaient maintenant avec leur projet fantastique et leur morale salvatrice.

Ils avaient raison bien sûr. C’était devenu n’importe quoi. Et épouvantablement fragile. Les dictatures avaient su utiliser les progrès technologiques stupéfiants pour se renforcer et mettre les démocraties à genoux. Mercury Voskhod ne pouvait cependant pas ignorer que ses homologues avaient façonné ce monde de dingues…Je crois qu’à ce stade, il s’en foutait totalement. Je crois même qu’il se foutait totalement de nos libertés et de notre santé mentale.

« Je te dirai, fit-il, et sans que tu demandes, ce que tu veux savoir, car je viens de le voir ».

Il avait vu l’exploitation minière de la Lune. Il avait vu le dégoût suicidaire des populations riches et libres, devenues tellement contradictoires et immatures. Peut-être que lui-même ne se sentait pas si bien. On disait parfois que certains patrons du secteur numérique étaient maintenant totalement cinglés. Certains avaient fait construire des bunkers pour se mettre à l’abri d’une guerre globale, d’autres avaient investi dans des engins volants pour fuir en cas de révoltes. La peur au ventre d’avoir à se justifier pour tout le mal causé. Les fous furieux étaient dans la nature et derrière leurs écrans. Prêts à dégainer, virtuellement ou pour de bon.

Pourtant, on était à deux doigts de tutoyer l’éternité, de vivre hors de toute limite, « hors des bornes du temps ». C’était un fait. Le jeu – maudit – en valait sûrement la peine.

En suivant encore et toujours, le déroulement de cette session d’infos qui s’annonçait sans fin, j’avais de plus en plus l’impression de sombrer dans « un fleuve de clarté qui fait douter les sages, dans un miroitement de feux, plus grands ou moindres ».

Les images de ce qui serait la base-vie des premiers ouvriers lunaires s’incrustaient dans ma conscience. La modifiant pour toujours. Mon voisin s’excitait de plus en plus et s’était mis en tête de m’expliquer l’objet précis de son activité. Il ne le savait que depuis ce matin. Il venait de recevoir un message personnalisé de la Compagnie. Dans le mail qu’il avait reçu, et qu’il me transmettait, je lisais cette phrase :

« On ne réside pas par son propre mérite…Mais par ce que l’on accomplit pour l’humanité ». Je lui répondais poliment par transmission quasi-télépathique qu’il pouvait être fier de lui. Je me disais, en prenant soin de bloquer la diffusion de ce sentiment, que la Lune valait bien les esprits de tous ceux qui étaient morts devant leurs écrans.

Là-haut il y avait déjà, depuis quelques décades maintenant, un village lunaire que l’Europe avait crée et qui était occasionnellement habité. La Chine avait développé de son côté une base lunaire, et avait même créé une zone-économique « Terre-Lune », embryon de ce qui allait connaître un développement fulgurant. Les Etats-Unis semblaient avoir pris l’ascendant définitif en étant le pays accueillant le siège de la Compagnie. Même si la communication de la nouvelle entreprise spatiale prenait soin d’englober toutes les puissances économiques. Elle présentait la Compagnie comme une sorte d’Organisation des Nations Unies. Une nouvelle entité transnationale.

 

Texte et image :  Yan Kouton