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Toutes les rues qui mènent à la mer me reviennent dévêtues et bronzées. Celle-là est blonde, elle aussi. Elle va droit devant elle, se fondre là-bas dans l’eau. Dans la plage de la mer. Et je ne sais pourquoi je crois dans mon souvenir qu’il y a du sable jusqu’au cœur de la ville. Tout est blond et sablonneux. Des grains de lumières, de la dune étalée partout. Sans doute ce n’est pas vrai. Peut-être est-ce arrivé, une fois, un coup de vent et des flaques de rivage sur le sol. Et moi qui toujours pense à la rue blonde. Rien d’autre, que l’idée grenue qui pénètre la ville, une ville allongée sur une grève jaune. Oui, cette rue est dorée d’un bout à l’autre, de la mer au marché qui se tient là et que je fréquente chaque jour. Pourtant c’est autre chose qui domine. Il y a ce bar, qui n’est pas le seul bien sûr de toute l’avenue mais ce qui demeure dans l’image. Le bar des chaises vertes. C’est comme je l’ai appelé, sans savoir son nom. Qu’importe son nom. Au milieu de la rue, quatre tables si vertes, des tables comme des carrés de pré, de l’herbe tondue ras. Dans cette échappée ocre et blanche d’une rue vers la mer, quatre tables taillées dans un pâturage de la Suisse normande. Je n’ai jamais aimé franchement le vert. Cette couleur couvrante, cette platée de chlorophylle pour grands bovins, ce recel de précipitations, ce symbole d’abondance et de vie sans faim. Tout cela m’a maintes fois poussée à rêver du désert. A partir. A fuir. Mais je ne sais pourquoi, moi, venant d’un pays de sapins, je fus cette fois si attirée. Un vert profond, un mobilier criard scié à même ma nostalgie. Un métal sonore, des chaises à clairevoie peintes au jus de gazon. Laides, évidentes et si discordantes, en parfaite harmonie pourtant avec mon ennui. Une simple couleur comme un havre de pays, un bar peint pour moi dans un monde cuivré. Les chaises vertes, là où asseoir mon exil, là où figer un instant ce décor mouvant et fluide qui chavirait mon ventre autant que mon cœur. Je me souviens n’avoir jamais compté autant de brins d’herbe dans le petit pré des apéritifs estivaux.
C’est un potager levé de dessous les pavés, quelques sièges rhubarbe faits de bois de jardin, des claies où je me barricade contre la venue des marées. Une oasis émeraude dans une rue disparue.
Est-ce un nom pour un bar, Les chaises vertes ? Je ne me souviens pas de l’intérieur de cet endroit. Il reste sur ce plan un grand cadre sombre, peut-être quelques éclats de soleil sur des verres mais rien ne m’assure que je ne fais pas chevaucher des images et qu’en tournant la tête pour entrapercevoir aujourd’hui la salle pleine d’ombre, je ne vois pas un autre souvenir.
J’en parle parfois avec mes enfants. Ils étaient des marmots. Eux aussi ont fabriqué le mythe. Pas un instant ils s’étonnent ou s’interrogent. Eux aussi ont gardé de l’endroit, ces quelques mots jetés « rendez-vous au bar avec des chaises vertes ». On y passe encore, quand on sort nos anecdotes. Ces pose-cul, durs et abominables qui pour toujours sont l’évocation parfaite du bonheur de la mer, d’un été, d’un temps fuyant au gré du sable et de l’enfance.
Texte : Anna Jouy