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Ce serait un royaume que l’on ne devinerait pas, un royaume marin bordé par ce qu’on nomme la côte d’azur, un petit royaume sous-marin sur lequel régnerait un très sage et très vieux mérou, si sage, si vieux surtout, revenu de toutes illusions, en deuil de ses fils préférés tués dans leurs repaires par des êtres cruels venus de terre avec leurs fausses nageoires aux pieds et leurs harpons au déclenchement imprévisible, si navré que sa lippe se serait accentuée, serait descendue, tordue, jusqu’à se transformer en un cercle semblant siffler le désastre que subissait son monde.

Serait venu de mers lointaines et inconnues un poisson de race indéterminable, un frère poisson étrange, aussi gros, long et gras qu’un mérou mais vif comme une sardine, ondulant prestement, nageant rapidement d’un rocher à l’autre, scintillant avec la rapidité de la lumière au dessus des prairies d’algues, traversant vivement le royaume d’une de ses limites à l’autre, dont le roi aurait fait son messager, puis, peu à peu, son second, quelque chose comme un premier ministre si cela était possible dans un régime de royauté absolue, un poisson étranger qui, fort de l’autorité ainsi déférée, aurait outrepassé ses missions, gardé pour lui des informations dans le but, au début, de ménager le vieillard, et qui, insensiblement, aurait pris sur lui de corriger – ou plutôt de modifier – les décisions de son maître, persuadé, ou décidant de l’être, de la sénélité grandissante de ce dernier, de son incapacité à concervoir les changements nécessaires, et, bon gré, mal gré, les barons, les chefs de familles, depuis les loups, les congres, les rascasses, jusqu’aux gobies crapotant dans la vase, auraient admis son rôle de favori, de futur héritier, de seigneur.

Le vieux mérou s’en allant vers sa fin, si immobile que les molusques, le prenant pour une roche, tenteraient de s’y fixer, de l’encrouter, le rigidifiant encore jusqu’à en faire une statue, mi-poisson, mi-Nérée, son second, pour asseoir sa suprématie, se donner mine de chef, se serait, usant de toutes les sécrétions, les teintures que pouvaient lui fournir coquillages, seiches ou herbes, maquillé, dessinant d’étranges formes sur ses écailles peintes de rouge, de vert, de jaune, traversées d’épais traits noirs, en une parure aussi riche que celle, dans les anciens royaumes terriens, d’un empereur bysantin, comparaison que, bien entendu, ceux dont il voudrait faire ses sujets auraient été bien incapables de faire mais qui, inconsciemment, provoquerait en eux, habitués à la bonhommie de leur roi légitime comme de ses prédécesseurs, une révolte, un désir de liberté, une fierté qui, la mort du mérou ayant été dûment constatée, lorsque l’étranger s’avancerait pour être consacré comme son successeur, déclencheraient une révolution, une succession de combats violents entre ses affidés et les républicains en devenir jusqu’à ce qu’il de trouve expulsé du royaume marin, projeté sur les galets d’une plage, haletant, expirant, pendant que les sucs, encres, matières dont il s’était enduit, se solidifieraient, le maintenant en son entier, transformé en un symbole d’outrecuidant mauvais goût.

 

 

Texte et photo : Brigitte Celerier