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« Mais quand on a vraiment tiré sur la corde jusqu’à s’en blesser les mains, il y a des moments où, par extrême fatigue, les choses auxquelles on pensait font littéralement irruption. » Nicolas Bouvier, Routes et déroutes

Minuit. Léo entame une nouvelle traversée nocturne. Il aimerait tenir jusqu’à l’aube. Je m’oblige à noircir l’écran pour me sentir exister. J’ai tellement peu de réalité le reste du temps. Je passe d’une identité à l’autre avec une déconcertante facilité. Qu’est-ce qui m’est propre ? Et que sauver du flux interminable d’images et de pensées qui me traverse la nuit ? À peine formulées que déjà la plupart de mes idées s’évaporent. Même celles qui me tiennent le plus à cœur. À l’orée de la grâce, toujours la menace tenace de l’oubli. Léo sent qu’il monte en intensité à mesure que la nuit avance. L’étau se desserre. Ce qu’il recherche avant tout : la tension vers l’ouvert. La faim est revenue. J’ai de nouveau foi en ce tricotage aléatoire. Des choses commencent à se mettre en chemin. La langue asphyxiante du groupe, je m’en détache peu à peu. Il s’agit de sortir du langage de l’époque pour s’en trouver un autre. Chaque nouvelle nuit j’avance un peu plus loin, lentement, à tâtons. C’est un cheminement obscur, humble, obstiné. Le territoire dans lequel j’écrirai, je commence à peine à le deviner. Oui, c’est décidé, je ne lâcherai pas l’affaire. Il n’y a rien vraiment rien qui puisse désormais m’écarter de la voie dans laquelle je me suis engagé. Continuer d’écrire est déjà une victoire. S’arrêter serait mourir à nouveau. Coincé volontaire dans son minuscule terrier, Léo sent que son tir s’améliore. S’enfermer tous les soirs jusqu’au vertige. Percer des trous dans le mur jusqu’à ce que les premières lézardes apparaissent. Puis creuser, creuser toujours les mêmes fissures. Se laisser déborder par les pensées annexes qui se déploient de façon inattendue jusqu’à devenir la texture principale du récit. Souvent Léo s’égare dans ce réseau de tunnels et de tranchées, mais il ne perd pas de vue l’idée fragile de départ. 

Rétine dilatée attirée par le noir. Les vraies voix viennent avec la nuit. C’est lorsque je flingue les lumières que je commence à vivre. Je prête la plus grande attention au moindre bruit, au plus léger craquement dans la pièce, à la moindre vibration dans l’air. Fixant l’obscurité, Léo croit voir une lueur et se met à écrire dans la fièvre. Les phrases se succèdent rapidement sur l’écran. Elles le projettent de l’autre côté de la nuit. Il a le sentiment d’avoir enfin trouvé l’issue. C’est par une toute petite fente qu’il est passé, et il s’y est engouffré la tête la première. Déjà 2h du matin. L’esprit tendu à l’extrême, l’apprenti écrivain oublie la fatigue. Il avance dans une langue qui s’invente sans cesse. Nuit sur l’Europe. Nuit sur l’Afrique. Je n’ai plus peur. Gorgées brûlantes de thé noir pour alimenter le feu. J’écris dans ma poche. J’ai trouvé ma musique. On tourne autour des choses que l’on aime et puis un jour la porte s’ouvre. Ça se passe au présent. Tard dans la nuit. Lorsque les nerfs se relâchent. Des mots amis, des mots si simples que je les avais d’abord négligés m’éclaboussent le cerveau. J’écris à plat ventre. J’écris en apnée. Je reste vissé au tabouret de crainte que la source ne se tarisse. Léo ne se doutait avoir de telles ressources en lui. Il ne se serait jamais cru capable d’une telle fougue. Dans le secret de son bureau, il a maintenant des visions très vives. Il écrit vite, comme s’il parcourait un dictionnaire invisible, une vaste encyclopédie qui lui fait explorer les bords de son crâne. Des phrases qui ont longtemps fermentées dans le chaudron fêlé lui viennent toutes seules. Des phrases brèves pour capter ce quelque chose qui commence. Une flamme tremblante brûle dans ta poitrine. Vis chaque mot que tu écrisÉcris avec ton sang avant que tout ne s’évanouisse. C’est comme s’il avait de l’absinthe dans le sang, Léo. Il veut suivre sa folie toute la nuit, aller jusqu’à l’aube pour frôler les limites. Quand, au petit matin, le moteur cale enfin, il remonte tout en haut du long document pour retrouver les traces du jaillissement initial. Il relit les premiers mots comme s’ils avaient été écrits par quelqu’un d’autre, et ressent à nouveau la libération et la plongée dans le magma qui ont suivi. La flamme, je crois que je l’ai touchée. Il suffisait de tout remettre au présent. De décrire aussi, surtout, ce qui semble annexe, futile, provisoire. Tout mettre au premier plan comme sur les miniatures des Primitifs flamands. Peindre avec minutie chaque détail d’une scène, et particulièrement le plus obscur, le plus humble. Se souvenir que les tout-petits dieux des chamanes se dissimulent sous un caillou, un lichen, une brindille.

Écarter le voile par hasard. Alors se frotter les paupières. Gratter doucement, patiemment à la surface des choses pour en retrouver le silence, l’ombre, la lumière. Garder l’œil dans le viseur jusqu’à ce que le réel s’ébrèche légèrement. La bizarrerie en nous qu’on recherche, la bête qu’on recycle. Et cette étrange brûlure qu’on ressent lorsque, dans la phrase, quelque chose dérange. C’est quand la langue se met enfin à boiter que Léo a la sensation exaltante de s’approcher de la flamme. L’étrange l’ouvre à d’autres dimensions. On devrait toujours écrire dans cet état, se dit-il, lorsque le seuil de fatigue est franchi. Le corps est épuisé mais l’esprit est en feu. Des phrases, imprégnées du bruit de l’époque, continuent de déborder sa pensée. C’est comme si elles en savaient plus que lui, alors il court après, galope comme un fou derrière les visions inouïes, à la fois terrifiantes et belles, qui jaillissent de son crâne. Son travail est de les restituer le plus fidèlement possible. Il ne fait finalement que recopier ce qui existe en lui depuis toujours.

 

Texte et vidéo : Gwen Denieul