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9 suicide

suicide

Et puis, comme par instinct, sans même la chercher, je reconnais une porte sur le trottoir d’en face. À ce point de mon existence, elle ne peut être qu’une issue de secours. J’y cours à toute allure quitte à bousculer quelques épaules, je mets toutes mes dernières forces dans l’entreprise, la foule s’écarte et hurle de me voir foncer brusquement moi qui jusque-là réprimais mes gestes pour ne pas aggraver mon cas. C’est hors d’haleine, ma fièvre à son plus haut degré que j’atteins enfin la porte. Je glisse dans sa serrure la clé avec laquelle j’avais échoué à ouvrir plus d’une centaine de portes la nuit dernière. Pur hasard ou mémoire retrouvée, elle s’ouvre sur le plus grand des soulagements. Je reste là, essoufflé contre la porte refermée précipitamment derrière moi, heureux, apaisé d’être enfin à nouveau seul dans un espace clos, corridor vétuste menant à un escalier vertigineux. Je ne sais plus combien de marches j’ai monté mais elles étaient à n’en pas douter nombreuses, de plus assez étroites. Les deux mains moites agrippées à la rampe, vacillant des jambes et le cœur battant, j’ai trimé comme un vieillard pour les gravir. Une fois en haut, je me retourne et regarde en bas afin d’évaluer la hauteur de cet unique étage. Je ne vois même plus le carrelage du corridor, seulement des marches qui se répètent indéfiniment. Je sais d’ores et déjà que je n’aurais pas l’énergie pour redescendre. Je suis condamné à rester ici. Devant moi une autre porte, probablement celle d’une chambre. L’étiquette sur la sonnette est blanche, aucun nom, aucun prénom, pas même un numéro. Je sonne sachant pertinemment que personne ne répondra. C’est alors que j’entends derrière des pas. Ils ne ne semblent pas se diriger vers la porte pour m’ouvrir, tout au contraire, les pas s’éloignent de ma personne et résonnent avec tant d’insistance qu’ils deviennent le fond même de ma pensée : ces pas se dirigent-ils vers une fenêtre où se jeter ?
À la seconde même où je pousse la porte, j’entends l’impact. La fenêtre est grande ouverte. Je m’approche lentement pour m’y pencher et ainsi confirmer mon pressentiment. La rumeur des passants fait déjà bon ménage. Attroupée autour du corps éclaté, la foule applaudit comme un seul homme. Entre leurs incessants battements de mains, chacun va de son petit commentaire :

— Bravo !
— Félicitations !
— D’une si jolie fenêtre en plus…
— Les bouts de cervelle, quelle réussite !
— Ce n’est pas si facile de mourir sur le coup, chapeau !
— Il faut indéniablement être doté d’un certain talent pour s’écraser avec un tel éclat…
— Et aussi une belle audace !
— Ce saut restera son chef d’œuvre !
— Messieurs ! Je crois sans trop m’avancer qu’il ne s’agit pas là du passage à l’acte d’un romantique un peu niais laissant une lettre d’adieu.
— Votre analyse est on ne peut plus juste. C’est l’œuvre d’un fataliste convaincu, sans aucun doute !
— Ce n’est peut-être qu’un pauvre type qui s’est suicidé sans raison, point final.
— D’ailleurs, décider de mourir devrait être un droit…
— Je dirai même un devoir !
— Ce que vous dites ici me rappelle un fait divers que j’avais lu dans le journal…
— Les journaux, ce sont tous des torche-culs ! Sans exception !
— Vous faites bien de le faire remarquer, cette histoire m’avait diverti aux toilettes justement…
— Et bien, ne vous faites pas prier ! Racontez-la !

L’article en question parlait d’une dame qui de son vivant avait décidé qu’elle choisirait le moment de sa mort. Durant plus d’une dizaine d’années, elle trouva le moyen de se faire prescrire par son médecin traitant des somnifères, prétextant des difficultés à trouver le sommeil. Le médecin en question lui prescrivait des doses relatives à ce type de trouble, des doses donc autorisées par les lois en vigueur bien sûr. Elle étala la fréquence de ses demandes durant de longues années afin d’éviter tout soupçon. Ayant soigneusement prévu cette démarche longtemps avant le moment venu, elle avait pu se constituer une quantité de comprimés suffisante pour ne plus jamais se réveiller le jour où elle déciderait de les gober tous en même temps. Elle conserva cela dans le tiroir de sa table de chevet attendant son moment…

— Et alors ?
— Finissez, par pitié !
— Venez-en aux faits, mon bon ami !
— Eh bien, un soir, un soir comme un autre soir, en pleine santé, sensiblement au même âge que ce monsieur par terre, elle se dit que c’était le moment. Dans son lit, elle ingurgita tous les comprimés de ce secret bien gardé, de cette décision intime prise il y avait des années de ça. Et pour être certaine de ne pas se rater, elle glissa même sa tête dans un sac en plastique…
— Oui, en effet jolie histoire, le sac plastique ne manque pas de charme, je trouve par contre qu’un suicide par prise de médicaments qui plus est prémédité manque considérablement d’allure.
— Il a raison !
— En revanche, un saut comme aujourd’hui, c’est d’un panache sans égal !
— Un régal pour les yeux !
— Rassurez-vous messieurs, l’histoire n’est pas terminée…
— Ah bon ? Tant mieux ! J’avoue que je restais sur ma faim.
— Alors ? Dites donc !
— Eh bien, durant plusieurs semaines, personne n’était au courant de sa disparition. Elle habitait au dernier étage d’un immeuble paisible, et il faut croire que l’odeur ne s’était pas assez propagée pour alerter les voisins. De plus, elle devait être bien seule de son vivant puisque aucun proche n’est venu taper à sa porte…
— Épargnez-nous ces détails insignifiants !
— C’est vrai, allez à l’essentiel nom de dieu !
— Aux faits ! Aux faits !
— Eh bien, elle avait un gros chien qui forcément était affamé n’ayant plus personne pour remplir sa gamelle. Vous devinez la suite…
— Bien sûr ! il a dévoré sa maîtresse !
— Que c’est beau !
— Il y avait des photos avec l’article ?
— Oui, il y en avait.
— Elles devaient être superbes ! Auriez-vous l’amabilité de m’en faire une copie si vous les possédez encore ? Voici mon adresse…
— Mais avec grand plaisir !
— Moi aussi ! Moi aussi je veux ces photos !
— Et combien de temps après le festin ont-ils découvert le corps ?
— Presque un mois après…
— Nom de merde ! C’est qu’en quelques semaines, ça devait plus que puer !
— Oh que oui ! Et puis un cadavre, qui plus est déchiqueté par des morsures, ça doit se putréfier à une de ces vitesses !
— Et la putréfaction, ça ne sent pas la rose fanée, mais la flore intestinale !
— Ah !
— En tout cas, une bien bonne histoire cher monsieur !
— Excellente en effet !

 

Texte : Anh Mat
Dessin : Anna Jouy