Gérald

Bien sûr, sitôt que vous posez votre regard sur quelqu’un, la trieuse qui veille dans votre crâne se met en branle. Elle consulte les mille et un fichiers mémo ultras sensibles que vous conservez en secret, même de vous, pour trouver lequel vous rapproche le plus de cette nouvelle bobine.

Il ressemblait à Gérald.

Le fils de la commerçante aux gros bigoudis de semaine et à la perruque noire luisante du dimanche, peignée à la bétonneuse et la colle en spray. Les femmes de ce temps aimaient garder sur le crâne ces cigares en métal troué, de longues journées entières. On aurait dit des japonaises toutes piquées d’aiguilles. « Marie du magasin » battait tous les records de frisure permanente du village.

Donc il ressemblait à Gérald.

Comment se faisait-il d’ailleurs que je me souvienne de lui? Je veux dire de ses traits, transparents, bleutés de veines et traversés par une fine cicatrice. En fait, il avait tout ce qu’il fallait pour marquer une trieuse comme la mienne, mais bien plus que ces extra qu’il portait avec gêne, ce gamin avait un regard terriblement triste. Des yeux qui posaient la question du malheur au sommet de mon intuition en rodage encore.

Et cet homme était selon mes critères, la tristesse-même costumée sport, portant un gros col roulé beige chiné sur lequel sa tête semblait tenir en équilibre délicat. Embarrassé et absent.

Gérald, c’était un frisé, un rouquin vénitien que sa mère enveloppait systématiquement et malgré son âge, dans des tabliers d’écolier « carronnés », si ajustés que j’avais le sentiment qu’il ne respirait pas, une espèce intrigante de garçon avec un creux au milieu du ventre et les épaules sur cintre. Il ne parlait d’ailleurs jamais, le moins possible plus certainement.

L’homme dans l’assemblée s’accrochait fermement à son verre. Pâle, verdâtre, les lèvres fines bien fermées, il était aussi à l’aise parmi les gens qu’un boucher dans une réunion de végans. Ce qu’il dégageait, entre vergogne et humilité insensée, avait donc percé les strates de ma mémoire. Tout naturellement, je poursuivis en moi-même le chemin jusqu’à ce souvenir d’enfance. Car Gérald avait une histoire qui me revint à l’esprit.

L’école contenait fermement sa cinquantaine de gosses, des grands machins vigoureux, des gamines, de gros bébés mal embouchés et de fines lames, rapides, malins et venimeux. C’était un lieu petit, entassé d’élèves de tous âges. Filles et garçons ensemble, ce qui était une sorte d’épopée du progrès en soi pour cette communauté de campagnards. Gérald était des nôtres, un gars du milieu de salle, le cours moyen. Moi j’étais parmi les «cratzets», on était trois.

Gérald était arrivé ce matin-là, empesé dans son sarrau de garçonnet à sa môman. Il sentait le frais repassé, sa tignasse coupée raide brossée, encore plus transparent que d’habitude. Il n’était pas en forme. Malheureusement pour lui, sa mère avait omis de mettre dans ses poches un bon gros mouchoir et il était salement enrhumé. On peut alors imaginer à quoi servir les longues manches de son fabuleux tablier. À la fin de la matinée et malade comme il l’était, sa réputation était dite à jamais. C’en était fait de lui. Gérald le morveux venait de naître au nez et à la barbe de leurs éminences Hygiène et Propreté et de s’enfiler dans ma jeune trieuse, case accessoires du dégoût et de la pitié.

Avec le temps bien entendu, les périphéries de ce souvenir ont trouvé leurs explications et je ne sais ce qu’est devenu Gérald.

L’homme que j’épiais, curieuse et amusée aussi décidément, me le rappelait. Que faisait-il dans ce vernissage si ça lui demandait un tel effort? Il ne parlait à personne, buvait à peine. Je l’oubliai finalement, me perdant dans des discussions impromptues avec mes voisins. Soudain, j’entendis un énorme éternuement, violent et imposant. Tout le monde se retourna dans la même direction.

Gérald sortait justement un énorme mouchoir à carreaux… Il sourit pour la première fois en signe d’excuse.

On me glissa alors à l’oreille que l’artiste était fortement grippé. J’avoue avoir poussé un soupir de soulagement !

Tissu carronné : issu du patois/ tissu à carreaux, avec des carrés
Cratzet : petit gamin, petite personne, sans envergure

Texte : Anna Jouy