Étiquettes

aqua

Je devrais commencer. Il doit bien y avoir un début. En fait, ce n’est pas sûr. Je suppose que ça commence. Il faut faire un pas. Mais n’y suis-je pas déjà? Cette impression à chaque fois d’ouvrir les yeux sur quelque chose de neuf alors qu’il ne s’agit que de sortir des absences. On m’a dit. Moi j’ai perdu le fil. J’entre dans une vie. On me rappelle que c’est la mienne. Je n’en suis pas certain. Bien que parfois, je crois que oui, en effet.

Il n’y a que moi que je sache. C’est moi, de cela je ne doute pas. Pas encore. Le reste n’est pas certifié mais jamais encore je n’ai songé à m’assurer n’avoir pas changé de corps. Jusqu’à ce jour, je suis moi, habillé de la même chair et du même visage. Je me reconnais. Mais la vie, ma vie, c’est autre chose.

Ce n’est pas que ça a commencé, un jour. C’est sans doute pourtant ce qui est arrivé. Il y a eu un début. Un point de naissance. Comme la rivière a une source, un endroit d’où sortir. Elle naît mais d’où arrive-t-elle pour perler comme ça à la surface de la terre? Et bien sûr alors on pense à la pluie et à la mer et puis on remonte le courant et nous y revoilà. Alors on pense que non, rien ne naît. Tout semble exister. Et cet état aussi. Qui se rend visible par moments et puis se dissout et disparaît. Plus personne ne sait alors dans quelle mesure c’est nouveau ou simplement si cela a échappé quelque temps à notre perception avant de revenir clairement.

Ma tête se met à bourdonner. C’est lancinant, c’est de l’archet sur le nerf, mais rien de fort. Je n’y fais pas attention d’abord. Je poursuis avec ce fond presque inaudible qui semble ensuite monter. Alors j’entre dans les épaisseurs de chaque vision. Je pénètre des strates qui modulent le paysage, les visages et les sons. Je perds pied et lentement dans un inextricable mystère, je m’enivre. Et l’ivresse toute entière démonte les couleurs et les gens et arrache un à un les savoirs de ma tête. Je ne sais plus. Lentement je suis vide, et ce que je fais se défait, et ce je dis se tait, et ce que je songe, s’efface. Je vis quelques instants en apesanteur. En apesanteur humaine. Ce qui n’a rien à voir avec la gravité mais qui est une forme d’excavation de la conscience. Je file comme une nourriture, je change de consistance et d’état. Alors je commence une autre vie, une autre année, une autre heure. Je recommence tout.

Les premiers temps je revenais, vite. Tout était fugace, rapide. C’était presque pas.

Je prenais l’ascenseur et soudain, quelque chose libérait dans mes poumons une bulle d’air qui montait elle aussi et semblait éclater. Alors je sentais comme un craquement silencieux, comme si le corps une fraction de seconde avait une béance inattendue. Je songeais souvent alors à quelque chose de marin, une méduse ou un de ces vers ouvrant soudain la bouche sous l’eau laissant s’échapper une bulle. Quelque chose montait alors vers ma gorge, vite et toute ma cage thoracique s’ouvrait le temps d’un éclair pour la laisser passer. Ensuite j’étais noyé dans l’air, une sorte de flottaison microscopique. J’étais dans l’eau de l’air. Autant ça m’effrayait un peu, autant cette sensation de mollir et de tournis me charmait. Un instant j’étais sans poids, bulle moi-même, cosmonaute d’un misérable Otis élévateur. Étrangement c’était souvent dans des situations brusques, qui me conduisaient vers autre part ou mettaient fin à une activité monocorde et harassante, que ça arrivait. Je pensais je vais tomber et je m’en réjouissais. Je me sentais défaillir, je chancelais. Mais tout cela était intérieur. Le corps restait droit, le geste se finissait naturellement. Seul l’esprit s’effondrait un instant ou plutôt se soulevait, décollant de ma chair. Cette impression ensuite me quittait et je restais à la fois heureux d’être toujours debout et inquiet de ce bien-être inattendu qui me quittait si vite et radicalement.

Texte et dessin : Anna Jouy