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anna

Je suis une femme de la campagne, de la terre presque, même si je n’ai été que l’épouse d’un instituteur. Mais je crois qu’elle pense que moi, sa grand-mère, je suis une île. Je la connais bien, bien mieux qu’elle ne l’imagine bien sûr. C’est que moi je ne lui dois rien et elle ne me doit rien non plus. Alors entre nous, c’est léger comme cette brume qu’il y a sur les grands flots. Dans ma solitude de vieille femme, j’aime des choses très simples. Le soleil du matin, le soleil du soir. Mon fauteuil et la vie très reposante de maintenant. Après l’effroyable travail que fut ma vie, cette sorte d’éternelles vacances qu’est la vieillesse est un cadeau dont je remercie le ciel du mieux que je peux. Elle vient me voir, souvent. C’est la seule de mes petits-enfants qui fait ça régulièrement, enfin de cette façon je veux dire, qui me surprend à chaque fois. Je sens bien que quelque chose cloche, mais je ne suis pas une psychologue, c’est juste mon amour pour elle qui fait mal parfois, une brûlure, une sensation de douleur. Elle vient, m’embrasse, nous buvons un thé.

Je lui raconte des bribes de ma vie et je sais qu’elle entend tout ce que je ne dis pas. C’est appréciable quelqu’un qui peut vous entendre, sous les mots. Il y a tant de choses que je voudrais bien dire mais cela ne se fait pas. On doit laisser derrière soi une trace nette et pas ce flou que ça fait si on essaye de se raconter. Je tiens à ce qu’on se souvienne que je fus une belle personne. Alors je raconte des anecdotes, là au moins je ne risque rien, pas grand-chose… Les anecdotes, c’est comme faire des dessins sur le sable de la plage, l’eau vient tout effacer. Et je suis une île. Je lui raconte comme je tente d’échapper à la voracité sexuelle de son grand-père, je ris sous cape. Ça au moins je peux le dire, parce que je sais que c’est amusant. Ce que mon jeu cache, c’est à elle de le découvrir. Je parle de mes enfants, de ceux qui sont morts aussi. Qui se soucie de ces vies portées sans besoin, sans désir et qu’il faut ensuite rendre à la terre avec douleur et résignation? Qui se soucie aussi de savoir combien j’en ai perdu bien avant encore, ces fausses-couches qui me faisaient hurler de bonheur parce qu’elles me sauvaient, quelque temps et me laissaient un avenir moins lourd?

Je ne sais pas pourquoi elle est si tristement elle. Pourquoi avec sa jeunesse et sa beauté singulière, elle couve comme ça des projets de mort et de disparition? Je ne sais pas, mais je tente de lui faire voir comme il y a beaucoup de vies dans une seule vie, comme il n’y a rien d’impossible, même quand on ne l’imagine pas et que le rêve semble s’énuquer contre des murs. Tiens par exemple, cette fois où je m’achète un pantalon, je suis une vieille femme qui s’habille comme un homme, même sa propre mère ne l’ose pas. Et puis mon voyage vers mes fils, là-bas, très loin, toute seule. Je n’ai peur de rien alors pourquoi est-elle si angoissée de vivre? C’est ce que je lui dis. Elle rit, c’est vrai que tout ça, c’est comique. Et quand c’est mon heure, je la vois qui entre dans ma chambre. Je la cherche des yeux. Mes filles pensent que je ne la vois pas. Mais oui, c’est elle, je lui souris. C’est comme ça qu’on va se dire adieu, c’est une bonne façon entre nous deux. Pourquoi parler puisqu’elle lit sous les mots et que ce que je devrais dire ne semble pas vouloir venir. Je soupire, elle sait tout ça. Elle se tient là, parmi mes filles qui ont fait de moi leur statue, leur modèle de droiture. Je voudrais bien les secouer ces dames, leur faire prendre conscience de la vie qu’elles se refusent de vivre vraiment. Je demande où est l’homme? Elles me disent que leur père est mort depuis longtemps. Je me marre, je chasse leur père comme une mouche et je demande: l’autre homme, le vrai, où est-il? Je sais bien qu’en glissant ses mots, je laisse le trouble dans la chambre. Ma petite sourit. Les grandes quant à elles croient que je n’entends rien. L’une annonce péremptoire que mon mari aimait «la chose» et qu’il était bon vivant, prenant le parti du j’en foutre des mâles. L’autre s’offusque, ce ne pouvait être si normal, je suis une femme si dévote et pure, je délire donc… Ça me va de laisser ces deux à leurs certitudes.

Ma petite fille pense simplement que j’ai peut-être bien été aimée, malgré tout. C’est bien ce que je veux lui dire.

Texte : Anna Jouy.
Ce texte est le treizième d’une série de 14 extraits choisis de son livre « Là où la vie patiente », une autobiographie couvrant son enfance, adolescence et la première partie de sa vie d’adulte. Les 14 extraits étaient tous pris du chapitre premier : 
L’enfance
Photo : propriété d’Anna Jouy