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C’était un pistolet Manufrance, elle en reconnaissait le sigle sur la poignée noire, le M majuscule dont la jambe droite constituait la barre verticale du F, le tout entouré d’une couronne de lauriers. Un modèle compact très léger… Pour elle, cachée ici sous le plancher, c’était l’arme d’un résistant qui avait refusé de la rendre comme l’exigeaient les autorités après la Seconde Guerre mondiale. Un appel téléphonique à son grand-père maternel confirma son hypothèse. Après qu’elle eût renseigné les dimensions de l’engin et du canon, décrit les plaquettes finement quadrillées, il lui précisa qu’il s’agissait très probablement d’un pistolet automatique, un modèle dit Le Français, un 6,35 mm d’environ 300 g, issu de la manufacture d’armes de Saint-Etienne, très utilisé par la Résistance durant cette période de l’histoire. Et, en l’occurrence, non neutralisé : il pouvait donc encore fonctionner. Elle n’avait pas retrouvé de cartouches, mais il restait encore une bonne partie du plancher à enlever ! « Quelqu’un ici a dû être membre d’un réseau et pour des raisons sentimentales ou patriotiques, a conservé clandestinement ce pistolet… ce qui finalement est plutôt une bonne destinée pour une arme de maquisard ! », avait conclu son grand-père. Et plus sérieusement, il avait ajouté : « Tu détiens donc illégalement une arme de guerre, ma chérie ! » Qu’en faire ? Si elle n’affectionnait pas spécialement les armes à feu, elle n’en avait pas non plus une peur telle qu’elle craignît de la conserver chez elle. Elle décida donc de ne rien décider, trouvant même plutôt amusant que sa petite maison ait abrité pareil trésor durant d’aussi longues années.
En revanche, que le malaise de son voisin semblât lié à cette découverte la tracassait. Elle comprenait mal ce qui pouvait l’avoir mis dans cet état. Un souvenir dramatique de cette époque ? Ou cela n’avait-il été que coïncidence ? Elle avait surpris les prémisses d’un malaise lui semblait-il… Ayant fourni aux pompiers les coordonnées de Myriam, la fille de Michel la plus proche géographiquement, elle espérait que celle-ci ait pu se rendre à l’hôpital. Alors qu’elle pensait à l’appeler pour prendre des nouvelles de son père, elle rassembla les feuilles de journal jauni qui emballaient le pistolet et tomba en arrêt devant une photo en noir et blanc d’un pavillon des années trente tels qu’il s’en était beaucoup construit dans cette banlieue nord de Paris et ailleurs. Un pavillon comme le sien. Elle était certaine de le reconnaître. C’était celui situé au 7 de la rue des Clottins, celui qu’occupait Michel. On distinguait dans le prolongement de la maison la proéminence de la quincaillerie voisine – sa propre maison aujourd’hui – dont on pouvait d’ailleurs lire les premières lettres de l’enseigne et apercevoir la grille de la vitrine. En légende de la photo était mentionné : Le pavillon du crime. Elle sursauta. Elle lissa de ses mains le journal froissé pour parvenir à lire le fait divers raconté dans la demi-colonne, qui annonçait la suite de l’enquête menée dans la petite ville de M. après le meurtre non élucidé de Madame Suzanne A. C’était son fils de dix ans, Alain qui, rentré de l’école avait prévenu les secours. Alain… le prénom du fils aîné de Michel… ou plus exactement de Suzanne. Son cœur battait à tout rompre, elle chercha la date du journal et découvrit qu’il datait de… 1954 ! D’après les premiers résultats de l’enquête, la mère de l’enfant avait été tuée le jeudi précédent en début d’après-midi d’une balle de révolver, la maison ayant été retournée, laissant imaginer un cambriolage, quelques économies avaient été subtilisées ainsi qu’un coffret de bijoux et ni le criminel ni l’arme du crime n’avaient au moment de l’article été retrouvés. On racontait encore que les voisins les plus proches avaient été entendus dans les locaux de la gendarmerie, et lavés de tout soupçon, disposant à cette heure de la journée d’un alibi de poids : ils déjeunaient comme chaque jeudi au café de la gare, en compagnie du maire du village, et n’ouvraient leur magasin qu’à 15 h 30.
Marion savait que Michel devenu veuf avec deux garçons de 10 et 4 ans, s’était remarié à la fin des années 50. Son corps était traversé d’un long frisson. Lui revint en mémoire le regard de Michel lors de sa toute première visite avec l’agent immobilier : elle s’était demandé pourquoi cette insistance à la dévisager de l’autre côté de la haie du jardin. Il y avait six ou sept ans de cela, elle en avait conclu qu’il était bien normal de s’inquiéter de ses nouveaux voisins. Aujourd’hui, elle décelait autre chose dans ce regard, dans le souvenir de ce regard… Elle comprenait mieux pourquoi Michel avait tellement vanté la qualité du parquet de chêne, pourquoi il avait été réticent à le démonter… Bref tout lui semblait clair à présent. Elle ne parvenait pourtant pas à comprendre comment l’arme du crime avait pu se retrouver cachée sous le plancher… Avec la complicité du quincailler ? Le couple était mort, la veuve ayant rejoint son mari dans la tombe dix-huit mois auparavant…
« Mais qu’est-ce que je raconte ? Où est-ce que je divague comme ça ? Qui me dit qu’il s’agit de l’arme du crime ? Tu es complètement folle ma pauvre fille ? » se morigéna-t-elle en replaçant le révolver dans son emballage d’origine.
Une fois le parquet entièrement démonté, elle y avait passé des heures, sans trouver d’ailleurs de cartouches ni de balles, elle dîna d’un morceau de fromage et de pain. Dans son lit, elle poursuivait malgré elle ses élucubrations quant à l’histoire du meurtre, ne voyant décidément pas en Michel un assassin potentiel. Mais qui saurait jamais ce que cachait une personnalité, une vie, quels secrets les uns et les autres emportaient dans la tombe ?
La réponse à cette énigme lui parvint le lendemain soir avec la visite de Myriam. Née du deuxième lit et seule enfant du nouveau couple, Myriam souffrait de dépression chronique depuis la mort de sa mère deux ans auparavant. Bien que mariée, mère elle-même, elle ne parvenait pas à « tenir debout », expliquait-elle dans un désordre de gestes et de grimaces. L’appui inconditionnel de sa mère lui manquait. « Mais vous avez votre père, Myriam, il est si seul… »
Myriam raconta ce qu’elle n’avait pas connu ou dont elle n’avait que des souvenirs lointains : l’homme jaloux du premier fils de Suzanne, le père trop jeune qui avait eu son premier enfant à dix-neuf ans l’année de sa rencontre avec elle – sa tendresse excessive pour elle qui l’avait éloignée de la fratrie, les horreurs débitées par les frères au moment de la mort de sa propre mère, insinuant que « les meilleures partaient toujours en premier. Papa en avait été malade, il aimait ma mère, elle l’avait sauvé du pire. C’était une femme exceptionnelle. » Du pire ? « Oui, du suicide après la mort de Suzanne dans des circonstances terribles (Marion approuva malgré elle), tuée d’une balle de révolver en plein cœur… Son adorée, tuée par un… par un… maquisard. » Un homme qui s’était livré à la police une quinzaine de jours après le meurtre.
Marion apprit alors le passé de Suzanne, tondue, la croix gammée peinte sur le crâne, Suzanne ayant échappé à un lynchage, « la pauvre, tout cela pour avoir aimé un Allemand » répétait Michel quand il en parlait à sa seconde femme… « Pour lui avoir livré un homme », répliquait alors celle-ci. « Suzanne avait cinq ans de plus que mon père, mais elle était pour lui une femme-enfant, et il jugeait qu’à dix-huit ans, dans la tourmente de la guerre, elle avait payé suffisamment pour cette faute de jeunesse, ayant dû fuir à Paris à la première occasion, loin de son village, loin de sa famille. » Mais un ancien résistant l’avait retrouvée, traquée, tuée chez elle… la guerre n’était pas encore si loin… Michel avait eu à affronter l’opprobre du village. Suzanne avait jeté le doute sur lui, mais il ne lui en avait jamais voulu. Les deux garçons en revanche lui avaient toujours reproché de ne pas avoir fui, d’avoir subi le regard gêné des autres enfants quand ce n’était pas leur cruauté. Myriam confirma le passé de résistant de l’ancien quincailler, voisin du couple.
Ainsi le malaise de Michel s’expliquait-il. Il n’avait pas déballé l’arme… C’était la seule vue du journal qui avait provoqué son évanouissement, la confrontation avec un souvenir dramatique conservé par un voisin qui avait connu la victime, sa Suzanne… et peut-être aussi d’ailleurs le meurtrier… Qui sait quel secret on emporte dans la tombe ?
FIN
Texte et photo : Marlen Sauvage