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Ils sont venus de si loin, dans leur parole fêtes de vagues, en leur rythme profond, tout de basses continues. C’était un port de pêcheurs avec leurs femmes et leurs enfants coquillages, ils parlaient la langue des images. Elle leva un brouhaha en ce rêve si ancien qu’il lui revenait souvent dans la nuit. Elle me parlait ainsi, le regard tourné vers les rives du songe, poursuivant son étrange récit, je vous le livre tel que je l’ai entendu. Une vieille dame m’avait donné des liasses d’argent comme pour un voyage, je ne sais de quel pays il venait, j’avais ordre de les dépenser. Je les ai mises dans ma besace poisson. Les autres continuaient de pêcher, certains ramenaient des crustacés dans leurs nasses en osier. Je me suis éloignée et je suis rentrée dans un magasin, le port était non loin de là. Le trottoir était désert, les marchands ambulants avaient disparu. Dans le magasin, j’observais les étoffes venues du monde, je les palpais et soupesais leurs fils, leur matière, terre brune, ciel bleu outremer, mâtiné de rose aurore. La vendeuse ne voulut pas de mon argent, elle m’indiqua un autre magasin, m’assurant que j’y trouverai certainement des vêtements qui me conviendraient car ici elle ne vendait que des tissus. J’ai hésité, elle insista pourtant, elle eut l’air si contrariée que je décidai de sortir. Dans la rue soufflait un vent léger, mes vieux habits semblaient s’être évanouis, je devins ainsi invisible, n’attendant que la fraîcheur du matin. Sur le pas de la porte, à la lumière des lanternes, la vendeuse me glissa dans la main, un carton sur lequel était écrit une adresse. Je m’y rendis, poussée par la curiosité. A l’adresse indiquée, au rez-de-chaussée, sur le mur où étaient accrochées les boîtes aux lettres, j’ai trouvé le nom d’un oncle disparu. Alors que j’examinais l’écriture sur l’étiquette, j’entendis un homme descendre les escaliers. L’homme semblait fatigué. Il se dirigea vers la boîte aux lettres portant le nom de l’oncle disparu. Il y a jeté un œil comme pour prendre son courrier.

Etes-vous mon oncle ? Il a levé les yeux et a hoché la tête. Je vous cherche depuis si longtemps. Pour vous dire qu’il est possible maintenant que vous partiez en voyage. Tant d’années écoulées à attendre, vous voilà libre désormais, c’est ce que je suis venue vous dire de la part de toute la famille. Vous n’avez plus à rester dans les parages de ce monde.

Il a levé les yeux. Son regard m’a traversée comme si mon corps était devenu transparent. Il s’est éloigné. Je l’ai suivi. Et dans la foule il a disparu au milieu des pêcheurs. Tous étaient au travail.  Leurs visages devenus indistincts. La mer était loin, c’était marée basse, l’eau claquait à mi jambes. J’entendais le bruit des vagues et les basses continues que faisait le vent. Ils étaient tels une berceuse mais nul n’y portait attention. Tous continuaient leur labeur. Insomniaques impénitents. Les pins étaient loin et cachaient les premières maisons du village. C’était une présence indistincte. Je flottais et tous ces êtres autour de moi aussi, nos bras pouvaient enserrer chaque grain de sable, sentir chaque souffle de vent, accueillir l’air frais qui entrait en nos corps et en ressortait par je ne sais quel mouvement. Nos corps étaient souffles. J’étais devenue respiration de la mer, ressac de vagues, dissoute dans leur présence, faite algue de vent, flottant au-dessus d’un monde d’estampes.

Il y eut un détail, saugrenu comme il y en a dans les rêves. J’ai vu au travers des mailles d’un filet devenu épuisette des songes, une matière inconnue, hirsute d’herbes, anis, olive et sapin, profonde comme les forêts de l’enfance. Je l’ai observée et tout en elle me semblait familier. Suis-je dans le rêve de cet homme qu’on dit être mon oncle, ou est-ce lui, ou cet autre être du rêve, pêcheur d’étoiles en attente dans les marges du temps, qui sont venus habiter ce songe si ancien ? Il y eut un grondement, le bruit du tonnerre sans doute car la tempête était arrivée. C’était au bord de la mer, a dit le rêve. Je me mis à sourire car je le reconnaissais dans toutes ses factures, ses manigances dérisoires, ses trouvailles éphémères et ses bonheurs de pacotille. Je ne sais pourquoi, j’ai cru à toutes ses histoires.

Il y avait au bord de l’eau une couverture, oubliée là, si légère, si chaude qu’elle semblait cousue de lunes comme dans les contes d’enfant. J’ai observé les étoiles. Encore…. Un rêve dans le rêve, est-ce possible, me suis-je demandée. Mais le rêve a souri. Il a bricolé quelque chose encore, je ne sais quoi. Et m’a expulsée de la plage. Il faisait nuit noire. Nul ne s’en est aperçu. Tout était silencieux. Je me suis demandée s’il allait revenir encore. Qui donc ? Le rêve. Il a du s’évanouir dans les nuages. J’eus soudain une impression de si grande légèreté que je me suis dit qu’il était maintenant bien loin. J’ai ouvert les yeux, et comme j’avais oublié tout ce que j’avais vu, je voulus m’y replonger une deuxième fois comme au cinéma, tant certaines scènes m’étaient restées énigmatiques.

Il y eut une porte par-dessus la mer, puis une autre porte encore, plus basse, où il fallait devenir enfant pour la franchir. Une autre scène s’ouvrit, et dans sa perspective saumon, deux barques aux allures poissons se sont croisées. En partance vers l’horizon, elles ont ouvert leurs bras aux histoires du monde. Une autre nuit s’est levée.

Mille et une nuits avait-elle dit…

Texte : Lan Lan Huê
Image : ‘La baie de Noboto’, nr 33 des 36 vues du Mont Fuji, Hokusei