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Cher grand ami du nord,

J’ai bien reçu votre marque-page. Il m’a même sauvé la vie ! Je vous dois bien le récit de mes dernières aventures… Je me remets à peine de mes émotions… Rendez-vous compte, mes pages ont blanchi d’un seul coup! Jamais plus on n’admirera ma peau ivoire au grain si fin… Les plis et déchirures sur tout mon corps témoignent de toute la violence dont j’ai été victime. Le pire, dans tout ça, c’est La Main qui a voulu me tuer ! La Main que j’ai réconfortée tant de fois dans le passé, à laquelle j’ai prêté mon attention et ma tendresse dans le passé, lorsque aucun autre livre ne pouvait la distraire de ses chagrins d’amour, oui, La Main m’a délibérément  écrabouillée au fond du rayonnage.

Je sentais depuis quelque temps qu’elle se désintéressait de moi. Elle me sortait de moins en moins ou alors pour m’emporter je ne sais où et faire rire à mes dépens. « Leurs yeux se rencontrèrent, s’évitèrent puis s’agitèrent » Outre le cliché, ce passé simple, ouh là là… Évitons à nos lecteurs de poser les yeux sur de telles insani-taires… Et les rires de fuser. Et moi de me refermer comme une huître perlière. Je sais bien que je ne suis pas très futée mais est-ce une raison pour me traiter ainsi ? Novella légère et sentimentale, je ne cherche à éblouir personne et ne prétends pas faire de la littérature pour littéra-tueurs ! Si je distrais quelques jeunes filles éplorées, tant mieux. Depuis qu’elle a repris ses études, La Main est oublieuse et ingrate, me disais-je, mais jamais au grand jamais, je n’aurais pensé qu’elle chercherait à m’étouffer ainsi. En s’offrant les services de deux mastodontes mercenaires, qui plus est ! La Main est lâche. Elle ne va pas jusqu’au bout de sa vilenie !

Les tueurs en question – un gros blanc et un gros rouge – pèsent six cent pages chacun. Vous imaginez ? Ils sont tellement obèses que La Main a dû retirer dix poches pour les faire entrer. Sans ménagement, je me suis retrouvée coincée, roulée entre les deux, tourneboulée et pressée au fond du rayon. Sans air, je suffoquais, j’allais mourir. C’est alors que vous avez lancé ce magnifique marque-page avec ces mots : « Novella, Rendez-vous cette nuit près des Pléiades »

Après avoir lu ces mots, le livre blanc a crié : « Y a-t-il une certaine Novella sur l’étagère ? » J’ai puisé dans mes dernières réserves et hurlé. Le livre blanc m’a entendu et dégagé un passage pour que je reprenne souffle. Il s’avère que c’est un livre soignant, prodiguant de vrais soins. La Main l’a-t-elle lu ? Il s’appelle Le Chœur des femmes de Martin Winckler. C’est un livre qui chante toutes les femmes. Les enchante aussi. Il m’a soignée, m’a donné une place et écoutée. J’apprends beaucoup à son contact. À écouter surtout. Le bruissement de ses pages milite pour le soin. Il élève la voix lorsque la rage le submerge face à certains abus de pouvoir. Les médecins qui veulent le pouvoir font tout pour l’obtenir. Ceux qui veulent soigner font tout pour s’en éloigner.[1] Ce n’est pas tout ! Le gros rouge que je prenais pour un sbire de La Main s’avère une merveilleuse rouge, aussi belle que la photo en noir et blanc de son auteure : Goliarda Sapienza. Elle m’apprend L’Art de la joie et de la liberté. Elle aussi m’enchante. Je me demande même… si La Main a vraiment voulu m’écraser… Ne m’a-t-elle pas offert l’opportunité de grandir auprès de ces nouveaux amis ? Je suppose que vous les connaissez mieux que moi – leurs dos fripés montrent que ce ne sont pas des acquisitions récentes de La Main – et probablement avez-vous vécu un temps en leur compagnonnage…

Vous ne pourrez me répondre de vive voix  avant un moment car je ne pourrai me rendre aux Pléiades avant quelques jours ; je dois récupérer mes forces. La Main me laisse tranquille. Mais encore une fois, je ne parle que de moi. Et vous, mon ami, toujours l’œil pétillant comme un conte malicieux ? Tel que je vous connais, vous avez dû faire de nouvelles découvertes et fait en sorte de les partager avec toute notre communauté de pagiers/pagières. Écrivez-moi.

Votre marque-page contre mon coeur, je pense à vous tendrement.

Votre amie de si peu de pages, Novella.

 

Texte : Christine Zottele

[1] Martin Winckler, Le Chœur des femmes, P.O.L, 2009, p. 77.