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Sous la mer, s’agitent sans cesse les dieux. Des milliers d’yeux, sans cils, qui fixent le bleu que fait l’autre monde, eau-dessus d’eux. Tous les enfants des dieux, aux yeux sans paupière, le savent. On ne franchit pas la zone de lumière car on ne peut y vivre. C’est un jardin interdit. Derrière ce miroir, se cachent l’Homme et ses enfers. Ce sont ces fous de dauphins, ces raies Manta et ces cétacées, tous hors-la-loi quand ils franchissent les limites de leur nature pour accomplir leurs exploits de demi-hommes en se projetant hors de l’eau, qui le leur ont raconté.

Chaque jour, tous les dieux surveillent et observent comment la frontière irrespirable, la frange interdite en dessus d’eux, bouge et chaloupe. Parfois en effet, on y voit d’étranges ombres grosses, qui s’y balancent ou qui rayent la lisière. Parfois, on voit passer là-eau, au-dessus des nageoires, des figures sombres et des tourbillons de bulles. Alors il vaut mieux s’enfuir et se cacher. Oui, il vaut mieux disparaitre dans des bosquets de corail, des bocages d’algues, et s’effacer. En effet, on ne sait comment, mais le plus souvent, de grandes mains presque invisibles surgissent et descendent vers eux en cherchant à les emporter. Et elles les attrapent si facilement car soudain quelque chose se resserre autour d’eux ! Le piège se referme. Ils le comprennent tout de suite. Ils voudraient s’enfuir mais c’est trop tard. Aucun jamais n’en est revenu vif. Ensuite, on voit flottantes, des trainées de cadavres jetés qui attirent dans les parages les voyous et les barracudas.

Il arrive que le ciel devienne sombre. Il gronde et se strie de lignes lumineuses. Cela troue le monde. Que se passe-t-il? On se dit que l’Homme qui l’habite est furieux ou agité, l’Homme qui se cache là-eau fulmine, prêt à punir les eaux dans lesquelles vivent, paisibles pourtant tous les grands et petits dieux dans leurs cottes d’écailles.

L’Homme à qui appartient le monde de l’eau-delà, n’a pas de pitié pour eux. Pire. Il les guette et n’a qu’un seul plaisir, celui de les punir. Les lois de l’Homme sont terribles. Il vaut mieux ne jamais s’en affranchir. Tout le monde le sait car tous ont déjà perdu un proche dans des rafles imprévisibles. Aucun dieu ne connait la figure de l’Homme. L’Homme est invisible aux yeux des dieux. Il hante la pensée de l’océan, de la mer sa sœur, et même dit-on de lointains cousins lacs, tribus encore sous- développées.

L’Homme est trop éblouissant pour être vu par le commun des dieux. Il envoie cependant régulièrement des sortes de grenouilles, créatures noires mais dont on comprend aussitôt l’étrangeté merveilleuse au fait qu’elles sont entourées d’auréoles de bulles et qu’elles ont des jambes à la place de la queue. Ce sont des envoyés de l’eau-delà sans doute mais peu de dieux sont à ce point bénis de l’Homme qu’ils puissent en rencontrer.

Certains pensent que le dieu a été fait à la figure de l’Homme. C’est une de ces croyances que nombre de bans et de colonies font perdurer, entretenant une mystique absurde chez les morues et les thons, leurs frères en niaiserie. Autrefois, il y a longtemps pourtant, des baleines et des calamars géants auraient aperçu un être étrange à la queue divine gigantesque et brillante. Cet être plongeait dans l’océan, sa tête avec deux yeux serrés sur la face, le corps mi- écailleux, mi- dépecé, disparaissait ensuite de l’autre côté des flots. Et puis replongeait encore, suivant le mouvement des eaux en furie. C’était un spectacle terrifiant et beau à la fois. Inoubliable.

L’ennui, c’est qu’ils furent assez nombreux en ce temps-là à apercevoir cet être fabuleux. De là à en faire une véritable légende, un culte même, une religion, il n’y eut qu’un coup de nageoire. Cela se propagea jusqu’aux ouïes des grands bénitiers et autres moules porteuses de nacre à chapelet. Cela fit, limon et sable, le lit de toutes les croyances. Il y eut même la secte des sirènes, accomplissant des rites censés unir l’Homme à sa femme poisson.

Pourtant, il y a maintenant presque deux siècles que plus aucun dieu n’a vu de telles apparitions de l’Homme sautant comme carpe à la surface des eaux. Par contre, d’inquiétantes déjections commencent à envahir notre meritoire et je me demande si l’Homme n’a pas mis en route un vaste projet de déicide généralisé… Ce qui serait fort possible, au vu de ce monstre entraperçu, frappant de coups de cravache nos pauvres vagues.

Texte : Anna Jouy