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Lundi matin, 9h45. J’entame ma promenade matinale vers la machine à café. J’y retrouve toujours les deux mêmes collègues. On bavarde, un sourire superficiel figé au visage. On ne se dit rien. Puis, comme chaque lundi matin à 10h, on s’envole tous les trois vers la réunion d’unité, où, comme chaque fois, beaucoup d’adrénaline sera dépensée pour rien. Le plus sombre de mon existence se déroulera désormais dans cette enfilade de bureaux identiques. Comment vivre dans la mort ? Toute la journée je croupis dans ma niche en état de quasi-mort cérébrale. Mes collègues sont des ombres qui s’agitent autour de moi. Chacun d’eux fait illusion comme il peut. J’aurais presque de la compassion pour eux si leur bavardage incessant ne m’épuisait autant les nerfs. N’ayez pas peur du vide. Il suffirait que vous fermiez les yeux et que vous fassiez silence pour sentir le vieux cœur palpiter encore. Moi c’est ton cœur sur mon corps que j’imagine, Sarah, c’est ma façon de rester en vie.

Ce qui me flingue le plus je crois, c’est la constance. Travailler toujours. Toujours travailler. Ne jamais faire d’éclat. Faire des choses que c’est pas la peine, comme tu le dis si bien. Le système est conçu pour les besogneux. J’aimerais tellement faire dormir mon corps toute la journée et rêver, rêver ! Qu’on ne me réveille plus. Mais impossible de s’assoupir ne serait-ce qu’une minute sur l’établi, comme tout bon artisan qui se respecte. Non, il faut rester éveillé et courbé en permanence. Pas vivant non, juste éveillé, au minimum huit heures par jour, cinq jours sur sept. Ma cuirasse altérée s’est habituée au terne et au grisâtre. Le rythme régulier des jours ouvrés m’a rendu docile même le week-end, même les vacances. On devient robot à plein temps. Cet excès de normalité va finir par me rendre barge.

Ne t’épuise pas dans les jouissances prévisibles, ne laisse pas dormir ton or. Sur le front, le sentiment d’épuisement total, mais dans mes veines galope le rire de l’escroc. Le rire est le meilleur ami de l’homme, me chuchote la voix. Je n’ai pas peur d’être démasqué. J’ai appris à me déguiser en jeune cadre bien propre sur lui. Le travestissement permet de surmonter bien des épreuves. Le processus zygomatique est en place. Faux salarié, vrai escroc. Sont pas prêts d’arracher mon masque. Planqué derrière l’écran, je me constitue un trésor de guerre sans que personne ne s’en doute. Les deux mains posées sur le clavier, j’observe l’égoïsme froid des petits agents ossifiés dans le cadre de la compétition économique. Ils sont encerclés par les chiffres, étouffés par les chiffres. Ne sortent pas du boulot avant 20h. Personne n’envisage de vivre dans ce triste zoo. C’est à qui s’autoexploitera le plus efficacement. Le silence et la solitude leur font peur plus que tout. Elles risqueraient de les rendre perméables au monde qui les entoure. De l’aube au crépuscule ils n’arrêtent pas une seule seconde. Les capitaux flottants sont sans pitié. Les racines des arbres, les murs de la ville, les ciels vertigineux, mes chers collègues ne les regardent plus depuis longtemps. Ils traversent les minutes du paradis sans même s’en rendre compte. N’ont plus le temps ni le courage de fouiller en eux pour retrouver la consistance des premières expériences vécues. Le système recommande de s’engager à corps perdu dans le tunnel du devoir et de ne jamais faire demi-tour.

A mesure que les semaines passent, leur présence devient moins envahissante. La plupart d’entre eux marchent la tête basse, le dos courbé. On dirait que le temps les rapetisse. Il doit se faire un festin de leur agitation ininterrompue. Lors du dernier déménagement, j’ai réussi à obtenir la place la plus au calme de l’open space, au cœur de l’affolement vide. Mon bureau est placé le long du mur, entre une armoire métallique remplie d’archives dont tout le monde se fout et une issue de secours. C’est un endroit gris et sombre qui sied au gris de ma tenue. Parfois je reçois un rai de lumière à la faveur d’une fenêtre entrouverte ou d’un écran qui reflète un bout de soleil. Je dois la jouer fine. Mon nouveau supérieur hiérarchique se méfie de moi. C’est intuitif. Il sent que j’ai des rêves en stock. Alors toute la journée je fais le dos rond. Je travaille à me rendre invisible. Il est possible de se cacher n’importe où. Suffit de se tenir dans l’ombre et de ne pas bouger d’un cil, à la manière d’un phasme, cet insecte mimétique qui se fond dans son environnement pour se protéger des prédateurs. Je ne demande rien à personne. Quand quelqu’un me pose une question, je fais comme si je n’étais au courant de rien. Je pense que, dans un mois ou deux, j’aurai réussi à me faire parfaitement oublier.

Comment repousser les murs ? Comment sauver sa peau ? Pour créer les conditions de l’intime dans cet espace formaté, j’écoute sur l’iPhone la trompette désorientée de Miles ou l’harmonica virevoltant de Dylan. Le bleu incurable. Dans la bulle de survie que je m’aménage patiemment, il m’arrive aussi de clavarder avec les personnes croisées lors de mes anciennes trimballes, mais la plupart du temps je le passe les oreilles branchées sur France Culture. Les ondes radiophoniques comblent le vide des jours et m’apportent un peu d’oxygène. Parfois, il semblerait même qu’elles fassent frissonner l’air conditionné. Je monte le son des écouteurs et l’univers techniciste finit par s’écrouler. Je goûte particulièrement les silences d’Alain Veinstein. Depuis qu’ils l’ont viré en juillet 2014, je réécoute encore et encore les anciennes émissions. Dans le silence des entretiens podcastés, une joie tranquille m’envahit. J’aime quand les invités ont la voix grave, quand les gorges sont sèches et la parole hésitante. Il m’arrive de plonger dans un état second en écoutant ces conversations magnétiques. Les silences d’Alain Veinstein, je les imagine en train de se propager très au loin, dans le cosmos. Des questions, qui sans doute rampent en moi depuis longtemps, apparaissent. Qu’est-ce qu’il reste du réel quand l’étonnement se perd ? Qu’est-ce qu’il reste du réel quand le danger s’éloigne ? Et les épiphanies d’autrefois, est-ce que je saurai un jour les faire renaître ? Peuvent-elles avoir lieu même dans cet open space impeccable ? Je rêve à demi aux journées entières que je pourrais passer à écrire ou à dériver dans la ville. C’est pas si grave d’être un raté. Suffit de savoir écouter ceux qui ne le sont pas, voilà ce que je me répète pour me rassurer. Je rêve d’une vie végétale. Je tente de préserver mon énergie pour l’écriture du soir. Pourtant, chaque jour je rentre du boulot l’esprit tué. Suis obligé de carburer au Cardhu pour faire redémarrer la machine. On entretient sa soif d’illusions comme on peut. Seules les rasades de scotch sont capables de réveiller le volcan. Après le diner, je m’en jette un, puis un deuxième (parfois même un troisième) derrière la cravate pour ne plus souffrir du réel et m’enfoncer aussi loin que possible dans ma nuit. Laisse toi aller. Laisse monter la chaleur, à tes joues, à ta tête. Laisse encore un peu de silence. Savoure le passage d’une vie à l’autre. Ma vraie nature semble se révéler à l’instant de la bascule. Le tout début de l’ivresse crée un état propice à l’improvisation. À chaque phrase écrite, j’échappe à ma condition de salarié. Mon deuxième corps, le corps nocturne, se sépare du sol de quelques centimètres et traverse l’obscurité de la chambre sur un fil d’acier. Corps non normé de l’équilibriste qui glisse dans l’espace en silence et fait naître le désir de fiction. J’écoute le silence. Le temps respire à nouveau. Mes mains se mettent à écrire pendant plus d’une heure pour tenter d’effacer les inepties du jour. Sourire mécanique le jour, écriture compulsive la nuit. Tenir les deux bouts malgré tout. Dans l’intimité de la nuit, plus rien ne compte que ces bouts de phrases comme fragments de réel que mes mains captent maladroitement.

 

Texte et vidéo : Gwen Denieul
Pour les autres vidéos de Gwen Denieul : voir http://www.youtube.com/user/Gwendenieul