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Bruits

C’est dans la nuit. On entend toujours des bruits. Des bruits qu’on n’entend jamais le jour. Des sortes de murmures nyctalopes, des sons qui ne sauraient surgir que dans le sombre. Dans la nuit. Une sorte de parole faite d’encre et de cachette, rumine. Depuis toujours.

Des résonnances qui ne poussent que dans ce terrain-là, un terrain fait de temps, d’horloge noire. Des éclats qui surprennent, comme si les nerfs électriques se mettaient à crisser, à caqueter entre cuivre et plastique. Comme si les murs devenaient des portes grinçantes, les plafonds, des caisses claires tatouées d’obscurs tam-tams. La tuyauterie muette dans les lumières se met à colporter des choses. Les habitants de la maison lui remettent des pneumatiques, j’ai vu ça dans les films ; ça gicle d’une autre face de la vie, comme des suppositoires en forme de mots. J’ai beau essayer de comprendre, je n’y arrive pas. La nuit, des choses vivent sans moi et elles m’attirent et me kidnappent. Pourquoi ne m’en parle-t-on pas ? Pourquoi fait-on semblant que ce n’est pas vrai, que j’invente?

La nuit est pourtant plus bavarde encore que le jour ne l’est jamais. La nuit, les sons demandent une attention, l’oreille doit s’ouvrir, une fleur d’orchidée. Elle doit pousser comme une liane capiteuse. Elle doit monter et épétaler ses pavillons. Elle perçoit alors une épaisseur au silence, comme il y a de la neige dans le noir le plus intense, comme il y a des escarbilles de lumière agitées violentes dans la calamine. Dans le silence, un flot incessant de parole se tient tapi.

Qu’est-ce qu’ils font ? Toujours un mystère. Ils font des mystères, c’est clair. C’est dans la tête que ça se passe. Ils font quelque chose qu’ils ne veulent pas dire ou avouer. Ce que c’est, je l’ignore. Et j’ai beau réclamer que ça s’explique, que ça me mette au courant, ils me regardent et ne disent rien. Ils ont l’air de ne jamais rien comprendre. Pour moi, c’est une ruse. Une ruse pour ne pas me mettre dans le coup. Pour des raisons indiscutables. Mais je le sais maintenant, quoi qu’ils ne veuillent pas me dire. La vie qu’ils cachent, qu’ils ne veulent pas partager, c’est un secret. Je les nargue; bien sûr que je sais leur dis-je, je le sais. Quand dans le mur même, j’entends mon père qui pleure…

Alors arrive ce qui ne devait pas survenir. Le bruit du jour lui-même désormais se cache et cache lui aussi la vérité. Il y a trop de lumière pour que ce soit sûr, comme il y a trop de nuit pour la vérité. Et les visages, les gestes absurdes, l’éternel recommencement même de leurs gestes sont maintenant suspects. Qui peut vivre ainsi et chaque matin refaire sa coiffure en choucroute, remettre son tablier pour aligner sur la table les mêmes levures à trancher, les mêmes beignets à faire et laisser dévorer? Et pourquoi cet homme qui pleurait hier fait-il, ce matin ce visage impassible et lisse? Pourquoi s’en va-t-il sans me dire où… Va-t-il pleurer ailleurs? Va-t-il chez une autre petite fille? Fait-il le tour de la Terre pour me revenir par derrière quand soudain c’est à nouveau la nuit? Va-t-il tout au bout, là où on disparait, et saute-t-il sur un anneau de planète pour la faire tourner galette? Pourquoi quand il revient, règne-t-il dans la cuisine, cette odeur muette? Pourquoi ne dit-il rien, ni des gens, ni des choses? Pourquoi va-t-il dans cette chambre emplie de livres? Que met-il entre ces étagères, entre ces pages, si ce n’est l’énigme que je ne dois pas ouvrir?

Et la main agrippée à leurs basques, réclamer. Traire le silence du tablier. Il ne vient rien que l’indifférence ou la colère. Celle qu’ils distillent dans leurs cuves dérobées, parfois, face à la question aux doigts serrés. Ce qui fait en moi une petite pelote de crainte, celle que gardent dans la gorge, je le sais, les petits qui ne cessent de dénouer le mensonge.

 

Texte : Anna Jouy