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Histoire morte

le vent des couleurs et la mousson des mots

ça se passait, il y a des années,
loin d’ici
je parle une histoire morte

là-bas, la mousson indigène:
elle faisait toujours deux saisons invariables pour ces hommes.

… une fois l’an à son nouvel an, elle se déchaînait par cette porte ouverte sur la mer de Chine en cyclones et tornades, dans une touffeur de toison et de serre sous des déluges d’eau… à faire éclater de rires et de cris détrempés la peau mouillée des enfants nus et leurs sexes en fleurs, à jouer au cerceau et à courir dans les flaques et torrents des égouts qui débordent, sous une épaisseur noire et ocre de tonnerres nuages et d’éclairs, et à l’abri de ces persiennes à claire-voie, on buvait des bols chauds de thé vert sucré au lait de soupe de riz gluant et de noix de coco avec des gâteaux de lune, pour éloigner la fièvre et la dysenterie.

… une autre fois en milieu de l’an, elle surgissait tout à coup aride et brûlante de ces hauts-plateaux de Plei-Ku, des monts de Da-Lat par cette cordillère de pistes de terre rouge des montagnards moïs… à assoiffer le sol et leurs bêtes, et alors sous les ombrages frais des flamboyants et des tamariniers de ces villes des tropiques, tandis que les garçons se battaient dans des combats et chants avec leurs grillons vainqueurs et vaincus… les petites filles de bonne famille brodaient foulards en satin et brocard ou chapeaux coniques de paille, pour se couvrir et ne pas avoir la peau hâlée de leurs domestiques, et c’est aussi le moment où il y a encore peu de moustiques avant la fraîcheur de la brise du soir et où dans une transparence d’émeraude à transpercer les yeux, les hommes allaient retrouver les femmes sur la natte de leur sieste.

… ainsi les jeux d’enfants comme partout à tous les vents par là-bas à continuer même dans les cauchemars des nuits les plus noires pour ne pas entendre au lointain, bruits et grondements de napalm et de canon… comme des souffles et sons d’orgue ramenés par l’air et le vent… pour un rêve vert de mangue et de goyave,la guerre des armes était là-bas en veillée et sans répit dans l’insomnie des joncs et le silence des rizières.

… une odeur d’encens de fruits et d’orchidées sur l’autel des ancêtres, le matin avant l’aube et les ménates:
c’est elle, cette femme, dans une mélopée d’incantations annamites,
et elle priait déjà pour ses frères, ses oncles au combat de corps à corps à chaque nuit de guerre.

… la mousson c’est des fois à vous faire peur d’une construction d’horreur comme un désir, à vous empoigner le bas du ventre pour ne rien retenir qu’une douleur d’effroi: en rafales de typhon à ne pas pouvoir vous rassembler… jamais,
à vous rendre la mort banale et inaudible dans l’oubli des émois de vacarme.

… je parle d’une histoire morte, dis-je,
une histoire morte dont il ne me reste que des souvenirs de vent,
celui d’un mot, probable amant de cette histoire qui n’en est plus une,
et j’avais donc commencé avec les couleurs des mots.
ainsi, le vent n’avait plus d’histoire, rien d’autre qu’à souffler et souffler,
le vent n’est devenu qu’une paresse de l’esprit,
et il reste donc des fois en chacun, des gestes dont il ne sait plus le pourquoi.

L’apatride

… je parle d’une histoire morte, dis-je

 

Photo : Anh Mat