Sais-tu que ce matin, j’ai rencontré ce psychologue qui a travaillé un temps pour mon école. Je ne me rappelle pas si toi, tu l’as côtoyé vraiment mais il me semble que je t’en ai déjà parlé…Non ?

• Humm…Je ne me lasse jamais de réecouter tes aventures, vas-y.

Il a peu changé et je ne me suis pas étonnée de le voir avec un gros bouquet de fleurs, qu’il m’a dit avoir acheté pour sa femme. Ils doivent être mariés depuis presque 15 ans maintenant. Son histoire d’amour m’est toujours apparue comme assez phénoménale et peu commune. En effet, ils ont toujours prétendu être tombés en amour, après des années de côtoiement professionnel sans le moindre désir, comme ça, un soir en se donnant la réplique dans un show destiné à nous, leurs collègues.

– Et tu les as crus ??

Je n’ai jamais pu les contredire sur ce point, même si je fus souvent à me demander comment cela avait pu être possible. Ils ne s’aimaient pas au début de la soirée et à la fin, ils étaient plus unis que s’ils avaient vécu ensemble depuis des siècles voire des millénaires.

– Ce n’est pas possible…

Ils ont parlé d’âmes sœurs se reconnaissant enfin, de retrouvailles cosmiques. Pourquoi pas, je n’ai pas de meilleure explication, de toute façon.

– Mais tu en avais un exemple!

Ensuite, pendant des semaines, je fus le témoin et la confidente aussi des péripéties qui ne manquèrent pas de perturber leur vie jusque-là exemplairement sage et conventionnelle. Finalement, lui divorça après avoir survécu à un cancer subit qui devait le laisser stérile. Quant à elle, elle quitta son ami d’alors mais troublée par un avenir sans môme, elle mit douloureusement sur la touche celui qui occupait pourtant toutes ses pensées malgré tout.

– Passe-moi le sucre, veux-tu? Je sais, c’est mauvais pour moi mais que ce thé est fade! Allez… Peut-être tu ne m’as pas raconté tout, la dernière fois…

Oui, cette rencontre m’a rappelé bien des choses. Etant leur amie commune, je savais les questions qui traversaient sans fin leur relation. Or un matin, j’arrive au bar de notre lieu de travail. Il était là en train de prendre un café pour mieux débuter sa journée. Je lui raconte en toute innocence alors que j’avais rêvé que sa chérie était enceinte, qu’elle apparaissait dans mon rêve avec du lierre autour de la tête et qu’elle me chuchotait : « Oh ! Sais-tu, j’attends un enfant… »

– Ouf, il faut que ton ami fasse attention car le plus souvent tes rêves sont les précurseurs du réel, ma voyante…

Pas tant d’interruptions, cinoque  bavard! Alors un peu triste, il m’avoua combien ce songe lui plaisait et lui faisait mal à la fois. Or deux heures après, elle lui donnait rendez-vous et lui annonçait qu’il allait être père, comme je l’avais si joliment rêvé. Ils ont maintenant deux enfants.

– Ce n’est pas possible !… Il avait conservé un peu de gamètes dans le frigidaire…?

Arrête ! Vraiment, il était singulier, très proche de l’univers d’un Jodorowski. Il aimait mettre de la magie dans toutes ses thérapies. Je t’ai peut-être raconté comment il me fit une ordonnance un peu spéciale? Non ? Ecoute. Je n’arrivais pas à dépasser ma solitude. Il me dit. «Bon puisque c’est ainsi je vais te faire une prescription psycho-magique.  Je veux que tu entres en contact avec un grand singe et que tu me racontes ensuite votre rencontre. Débrouille-toi et ne reviens pas me voir avant que cela se soit réalisé.»

– Ah ! Oui, c’est sûrement moi le grand singe…

Je me décidai pour Zurich. Un voyage en train et une entrée au zoo. Les grands singes vivent sous de gigantesques coupoles de verre. Il y a des gradins permettant au public de les regarder et de s’asseoir en même temps. Mais globalement nombre de curieux, de familles et d’enfants s’agglutinent contre les énormes vitrages. Impossible d’espérer quoi que ce soit qui se rapprocherait d’un contact quelconque avec un de ces superbes animaux. Je m’apprêtais donc à partir, dépitée de n’avoir pas réussi à répondre à mon injonction mystérieuse. Mais au bout de l’hémicycle, une vitrine est désertée. Je m’approche et je découvre là, une femelle orang outang assise sur une planche en hauteur. Elle est seule, sans autre compagnie qu’elle-même. Elle a l’air triste. Et très vite je ressens une sorte de tendresse pour cette dame rousse aux cheveux bien peignés mais à l‘expression dépressive. Elle semble soudain s’apercevoir de ma présence et vient vers moi. Elle me fixe droit dans les yeux et se met à se balancer doucement à une branche morte, une sorte de galipette de cirque qu’elle semble accomplir pour me faire plaisir. Puis apercevant une minuscule feuille poussant sur un arbrisseau dénudé, elle la saisit entre ses doigts avec une précaution et une lenteur admirable, puis me regarde et la glisse onctueusement sur sa langue. Elle me fixe encore une fraction de seconde et puis quitte un peu dédaigneusement sa vitrine et disparait.

J’avoue que je suis rentrée très très fière et impatiente de raconter la réalisation, plus qu’improbable cependant, de l’ordonnance psycho-magique de mon ami thérapeute.

Il m’écouta. Il rit de mon aventure. Mais jamais, il ne m’a semblé un instant trouver que cet exploit en avait été un, totalement prodigieux et puissamment incroyable. La magie, pour lui, n’était rien de plus que du réel.

– Quelle belle histoire, ma monkey, je pense que je vais voir ton ami, j’ai besoin d’une telle ordonnance aussi… Tu veux un café expresso ? Avec ou sans minuscule feuille de mon arbrisseau dénudé?