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Portrait

Dans ces zones d’ombres tissées à même les replis de notre mémoire se loge le tragique de ce que nous avons banalement convenu d’appeler l’oubli. Le cynisme dont nous témoignons aujourd’hui vis-à-vis ce qui relève de l’absolu est peut-être à la mesure de l’épuisement de notre colère devant l’espoir infatigable qui hante le souffle de la chair. Pourtant partout le pouls du manque creuse nos parcours à travers l’absence. Même dans l’ignorance de la marche absconse des cadavres qui parent la face du monde d’un masque de lambeaux, rien ne se résout ni ne s’épuise. Seule demeure la vive exigence de vivre et mourir tout à la fois.

Sous peine de se joindre à la langue des cadavres qui jonchent notre histoire, porter notre implacable, incurable humanité. Verser dans les mots comme une charge, une salve portée par des absents. Basculer à travers la violence de cette terrible injonction, hors de nous.

Je suis saoule d’hier / Encore / cet hiver / Que ça fonde / Le trou / Des cuillères d’aurore /lacèrent patiemment nos pleurs de terre / Entre / entends ces voix qui geignent /Plusieurs fois parties / puis revenues  / dans cet amour de sel / Un souffle  traverse / l’hiver /  Mes pieds comme une grande jambe de glace/ soudée au trou / mes épaules voguent / doucement / La  bile reflue une voix de fleuve / gercée / immonde / refrain d’eaux douces pendu à nos heurts amers

S’avance une mer / un silence éperdu sous la morsure / Nous nous serons débattus jusqu’au bout / À même le dernier râle de nos appels en rafale / retentis secs dans le calvaire rapace retenu à tous nos pores / noyés de fièvre / nouée / arrimée raide à l’humeur rêche de l’hiver sous terre/Entre!

Vois tous ces visages / les tiens les miens les nôtres / La mine dérisoire de notre regard rivé aux masques défaits dans la marée encore possédée par les eaux/ Nos traits de sable repoussés sous le poids d’une pluie immense / un désert fourbu d’étreintes figées sous la mer / Tous nos visages épuisés / Dispersés à travers cet hiver de sel / maintenus en laisse au ras de l’attente solaire qui en ravinerait la surface / immergés dans l’espoir enchaîné à chaque instant /Au bord de lui-même comme au bord de l’étouffement

Mourir à heure connue sous pot, toujours sous pot / sans entre ni sort / Entre! / je ne t’entends plus /  Mourir sous les rats qui grignotent le toit jusqu’à ce que ça fonde, jusqu’à ce que ça reflue / que ça vomisse du trou / des mots d’hier encore aujourd’hui / pourris

J’entre / Un trou florissant se déploie au sommet de notre crâne / Une écume d’anges tachés / saignés hors de la mémoire du pot / hors du cap battu à même notre mort de tout instant / hurlée dans un sacrilège de pluie et de boue /  Emplie de lents désastres / grugés  / bercés un à un / au rythme démentiel de notre chair défaillant loin derrière / Nos corps de crucifiés saignés à blanc érigés nus sur la plaine / Au pouls juré à la mesure de l’espoir entaillé vif / partout défiguré / désemparé de tout ce qui fut nous

Et moi debout / une grande jambe de glace, soudée au trou / Une longue entaille gerce figée sous le poids de tes épaules / portées à bout / soutenues / offertes gueule ouverte aux pleurs d’hiver dans la lumière / Sur moi comme en dessous, soudée au trou / Un vent d’effort file une faim immense entre mes paupières / Mon sang vaincu gémit désert à l’embouchure de tes yeux, /criant / hurlant une prière inconnue pourtant maintes fois entendue /(Ensemble) Afin que tu te taises! / Semée entre la glace et le vent, vers toi et tout autour /Montre-toi! / Soudée au trou / absurde / acide sous ta langue muette / Que ça finisse! / Alors que les mirages impies des paysages solaires pourrissent dans l’avancée de l’hiver /oscillant perdu en toi / pendu

Je ne me souviens plus hier lorsque je t’ai connu tu es déçu de la pluie du temps qui penche au coup des heures perdues du temps blessé des autoroutes de lumière qui transpercent ta tête des rats qui grignotent la mienne je ne me souviens plus de ce qui tombe du fleuve qui reflue fuit et refuit tu es des heures à mon cou tu me pèses comme le ciel qui me vomit demain que je n’ai jamais vu et je suis maintenant au trou comme j’entre en religion du crucifix de peau

Je te tords / te rumine / t’esclave / te fantasme / Les rats te déchiquettent/ te dévorent le crâne / Il faut que ça fonde / voix contre corps / J’entre / C’est hier / tu te levais / ne partais pas / Ça enflait / ne partait pas / Ça gémissait / raillait / claquait / jusqu’à ce qu’éclatent les autoroutes de lumières / dans la lentille du pot / Tu m’as quittée / Je t’ai quitté / puis l’oubli / Le trou /  Tu t’enfonces / défonces la trappe / rattrape l’oubli / Au plus creux des heures / nos viscères macèrent/ se libèrent / se liquéfient

Être encore hier cette mer qui me glace la jambe aux pieds soudés au trou respire ma fuite en la mineur accord troué à notre vote tacite à nos prises de corps masque et beauté s’entremêlent à ma joue qui coulait de mort certaine jadis toi encore aujourd’hui avec ma joue sur ma joue dans ma tête avec les autres fuites de devant par derrière de devers vers le temps de mineur qui s’arroge mon cou ma jambe mes pieds pour qu’enfin les voix fondent s’entendent et s’oublient puis la tienne aujourd’hui qui déchire tympan et ventricule  pompe l’absence pompe l’oubli de ce trou alors que toujours les rats lentement dévorent la scène

Je tente en vain d’épuiser ces mots que tu n’auras pu dire ils remontent et ils me vident dans les nuits bien avant que j’arrive à les tarir chaque instant me renvoie l’injure de ce fleuve fulgurant qui gouverne mes entrailles encore et toujours impuissant à nous arracher à la rive de l’absolu. Souviens-toi nous étions hors de nous comme deux lanternes disjointes soudées bêtement au chalumeau deux suppliciés brûlants vivants une matière déchaînée en sépulture  souviens-toi cette image de nous avec nous hors de nous cet horrible pressentiment de la fêlure nous évidant peu à peu nous conduisant jusqu’à l’inévitable implacable rupture de notre mémoire ce dévidoir voulant sachant crachant ce souvenir du reflet blond dans mes cheveux

J’ai saccagé nos jours secoué la poussière de nos rêves endoloris extrais la sève de notre misère quotidienne pour la distribuer en autant de massacres originaux entend-tu ce que je profane aujourd’hui je t’entrelace afin que tu ruisselles de cette fureur dévorante et que tous puissent dire il a vécu de cette beauté terrifiante qui rugit silencieusement et mue la tristesse de nos jours en un désespoir sans pareil mais voici que s’élève notre voix afin que nous puissions enfin dire / Nous (ensemble)/ car à défaut de vaincre à même la chair/ toi et moi /nous sommes vécus

Ta vertu amourachée s’abîme dérisoire contre ma tête incendiaire / pleurée de tous malaises / vidée de tous ses maux / étouffés mèche courte au ras du souffle aveugle empli à même ta face gisant criant suppliant dans ta souillure nos morts clouées à ton mirage coupable/ coupable et consumé/ crucifié de chairs et d’eaux

J’attends / j’attends les oiseaux / les corbeaux / au centre de mon ventre les charognards / j’attends une brûlure immense / des milliers de pépiements / une somme d’amour grotesque / arrachée / hors de moi comme une plaie / j’attends / j’attends un phare comme la douleur / des viscères ouverts en pleine lumière / qu’ils me rongent / bien au centre / là / j’attends les oiseaux / des maux enduis de salive / leurs crachotements / le sang comme une jouissance affreuse / d’enfin pouvoir / pouvoir comme vivre / attendre de vivre / l’origine / les ravages ensevelis / j’attends la morsure / l’amour / j’attends / j’entends les oiseaux

Un piaillement de guerre sourd par-devant les noyés / comme au commencement des saisons / une rage muette dans la crue des eaux / le chant des morts laissés derrière / dans un instant de souffle chaud  / la fulgurance de l’été / brûlant de fuite / au centre de mon ventre la rage tranchante / toutes armes confondues / et la guerre toujours /pendue entre les chants la fuite les corps / noyés / en moi et tout autour / la rage par-delà l’autre rive / nouée en une seule arme / dans le ramage de l’automne / ce fiel sous ma hanche / l’aumône des corps / pourris

Tous ces visages / encore dans mes yeux à la pointe de l’aurore / mon histoire incendiée dans un élan enfin porté à bout / une traversée vers toi / à la lisière de l’inimaginable / mains ouvertes mains tendues/ et tous nos restes envoyés balancés derrière / tous ces malheurs brûlés / têtes tranchées/ traînées d’anges d’écume et de poussière / sur la grève/ crèvent

Alors dire / dire pour dire adieu / la mer qui roule au fond de la gorge / le mal martelé à coups de syllabes / frustres / impuissantes / parce que fascinées / horrifiées devant l’amour dévoré tombé trop loin dans l’estomac / Un verre pur poli au pouls du sang / menaçant / à chaque instant de rompre/ me rompre / les veines / Alors dire / marteler à coup de pied pour ne pas / avaler / l’amour à mourir/ cette peur de moi en dernier recours / Alors redire encore / « s’accrocher » / s’engouffrer de vertige / À bout de souffle marteler l’air vider la cage / au ras de moi la cage de verre menace / d’éclatement / Là/ bien au centre / l’ivresse des pépiements / dévorants / l’Ave des charognards / Récité en dernier adieu / au bord de rien redire encore ce grand vertige la mort / la lutte ce refus net/ moi à briser le verre à marteler la cage à faire mourir

Ton rire résonne sous mon front / s’attache à un mirage brûlé / Cheveux yeux lèvres / langue/ fauves! / Tous ! Fauves! / Mot fardé dressé raide dans la perte de cette idée de toi

Je te serre tendrement / Tire le vent hors de sa folie / épuise son souffle amer/ Une vague chaleur après l’humeur rêche de l’hiver / Puis le calme / un instant

Seul un rêve muet berce entre mes paupières / Et debout devant toi / un enfant béat devant l’aurore

 L’aurore / La face aveugle toute notre beauté

Texte : Marie-Pier Daveluy
Photographie : Autoportrait en double anonyme
Musique:
Track 1 : Amon Tobin, Esther’S, Foley Room
Track 2 : Amon Tobin, At the End of the Day, Foley Room