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Il vient encore de changer d’avis.

Ce n’est pas la première fois depuis son arrivée, ce qui n’était pourtant pas dans ses habitudes, avant. Il est venu ici changer d’air, rompre avec le fil aux nœuds d’amarre de son quotidien, fuir encore une fois, avant qu’il ne soit trop tard.

Une heure auparavant, il a sorti le bateau. Il lui fallait traverser tout de suite l’infini, aller à fond de mer. C’était maintenant. Aussitôt. Mais quelques miles plus loin, l’horizon n’est plus un projet convenable. Alors rentrer au port. Rentrer, revenir.

Oui, décidément, depuis quelque temps, il tape dans tous les coins de son existence. D’une limite à un angle mort, d’un bord à l’autre. Et seulement ses poings qui savent dire combien il en souffre.

La maison choisie pour prendre du recul est mal investie. Autour d’elle, la végétation s’accroche et l’enferme dans des grappins d’herbes et de ronces. Bien sûr, ce n’est pas la forêt vierge. Ici la nappe phréatique est en perdition elle aussi et c’est bien le bout du monde si une tige sauvage prospère de quelques centimètres durant l’année. Mais comme la baraque a cet air suranné, ce quelque chose de misérable en elle-même, l’effet d’envahissement que produit la végétation, s’il est très surfait, n’en est pas moins diablement efficace.

Depuis qu’il y a déposé sa valise et s’y est installé, la demeure n’a guère réussi à lui donner l’impression qu’elle va l’accepter. Elle ne fait aucun effort pour lui! Elle résiste farouchement à l’envahisseur. L’hiver, elle est close, c’est clair. Personne n’y vient, ni pour l’aérer, ni pour la chauffer de temps en temps afin d’empêcher les moisissures de s’y développer.

C’est donc une maison difficile, comme une vieille fille acide. A n’en pas douter, il devra multiplier les entreprises de séduction pour qu’elle lui offre un peu de chaleur. Et ce n’est pas vraiment de sa compétence, habitué qu’il est des intérieurs calfeutrés, des cheminées flamboyantes, des plafonds bas, de tout ce qui fait de l’hiver la saison la plus rougeoyante de l’année.

L’eau est l’omniprésente maîtresse, absolue et tyrannique, aux confins des terres. Ici, elle glisse le long des murs, comme un ectoplasme.

Chaque fois, qu’il arrive sur le seuil du séjour, il ne peut s’empêcher de lever la tête et puis de battre en retraite. Trois fois, il pourrait se tenir debout avant d’en atteindre le plafond et il n’aime décidément pas se sentir petit. Il se contente donc de rester dans la cuisinette carrée, dotée de trois portes. Une véritable antichambre, dans toute l’agressivité du terme. S’y asseoir quelque part est des plus incommodes parce que, où que l’on s’y mette, il faut envisager une sortie.

Seuls les planchers bruts trouvent grâce à ses yeux. Ils sont foncés, cirés et recirés par deux ou trois générations de ménagères appliquées. C’est comme il aime, lisse et subtilement gras de cet encaustique qui pénètre les fibres et qui rougit le bois. Et puis, raffinement suprême, ça craque!

“ Grâce soit rendue aux forêts! Enfin quelque chose qui me parle un peu! ”

Il fait parfois quelques allées et venues, de l’une à l’autre, juste pour entendre cette plainte. Satisfaction bien mince de celui qui sait qu’il finira par se lasser le premier et qu’il n’y a donc pas de quoi en faire une véritable jouissance.

Echappé du tumulte organisé de ses jours pour retrouver un peu de la folie dont il a nourri ses rêves, il espère ici saisir LA réponse. Tu parles ! Le grincement d’une lame de bois, le couinement fauve de l’humide, c’est tout ce qu’il entend. Ici, ce n’est que le mutisme dégoulinant d’une pauvre maison livrée à l’oracle des eaux.

Et ce silence n’a pas la conversation qu’il espère. C’est un autre silence, un silence de langue étrangère, d’idiomes inconnus. Un silence d’arbre maigre, un silence d’herbes sèches, un silence de marée. Les lieux se gonflent d’airs et d’embruns; on pense que les dieux vont discourir. Et puis rien, que le craquement sec d’un parquet, échardant ses attentes. Leurs mots retombent en pisse avant même d’exprimer quelque chose.

Il ne discerne que cette respiration incessante des bords de mer. Pourquoi n’aime-t-il pas ce calme tout neuf, cette manière si différente qu’a la nature de se raconter? Pourquoi cette antipathie qu’il entretient avec tout et rien ? N’a-t-il pas fait n’importe quoi, il y a peu, pour changer de vie, changer de corps, changer tout, si possible ? N’ est-il pas venu ici, de plein gré ? Et tout est différent et rien qui le fasse sourire. Pourquoi la mer est-elle si morne, le ciel si étrange, la maison si rebelle ? Pourquoi ne va-t-il pas mieux et n’est-il pas plus heureux ?

Maintenant, il y a ce silence et puis lui… et puis lui et son propre silence. Et toutes ses réponses qu’il ne sait ni écouter, ni entendre.

Il est impossible.

Un homme à la mer.

Texte : Anna Jouy