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Vu depuis les tranchées
Un « Créneaux » remanié à la manière Cosaque
Pour Jan Doets, qui me rend ici ma liberté

La Tranchée

Mon père est parti très tôt de la maison. Il venait de temps à autre s’échouer sur le cadavre du Lay-Z-Boy couvert de brûlures de cigarettes. De celles qui mouraient, lentement, entre ses doigts secoués de cauchemars, lorsqu’il se laissait aller à somnoler devant le téléviseur qui trônait sur le buffet du salon. Ce rituel nocturne assurait le rythme de sa présence au monde au réveil. Papa était condamné à une claustration familiale rétroactive, qui débita à même son compte cinq bonnes années de vie, et ce, pour cause de flagrant délit d’absence. Mon père fut toujours, envers et contre lui, l’incarnation tautologique d’un dilemme existentiel fort paradoxal.

 « La malédiction des enfants, c’est qu’ils croient. »
– (Mary) Flannery O’Connor

Cette vie cloîtrée au chevet du spectre de mon père était de loin préférable à son absence définitive. Toutefois, entre mes cinq et mes sept ans, papa s’émancipa et obtint de son surmoi des permissions de sortie de plus en plus fréquentes. Il était libre, il buvait donc. J’avais le deuil au corps, je m’allongeais donc. Des heures durant, je laissais traîner mon regard de langueur sur les traces des cauchemars de mon père. Dans le Lay-Z-Boy, j’apprenais à méditer. Puis vint cette apocalypse version été quatre vingt-dix, où se consuma une bonne part de mes portraits d’enfance. Entre les rideaux de velours brun, maman observait la curiosité du moment. P. était sorti de sa cage. La voisine vociféra d’un coup sec, puis resta clouée sur place, tétanisée. Le soleil régnait sur les rétines involontaires. P. zigzaguait seul au volant d’un Ford Escort blanc javellisé, à côté duquel je faisais figure de passagère itinérante. À travers la fenêtre ouverte du conducteur se matérialisait la colère des hommes abandonnés sur l’avenue de la disparition : le père agrippé au bras de la fille comme une ultime sortie de secours vers les portes d’une enfance encore à rêver. De part et d’autre de la voiture, leurs bras unis en un seul corps, tiré hors de lui-même par une folie traînant à sa suite jambes et révolutions fourbues, épuisées. Une vision saturée à outrance, où des pantins grotesques faisaient figure d’une rupture sans appel. Des masques tombaient l’automne d’un paysage d’hommes sans nom. Il était midi.

Le soleil brillait contre la portière blanche

Je n’ai jamais compris l’itinéraire que mon père avait en tête ce jour-là. Peut-être valsait-il un corps à corps prisonnier, avec celui qu’il fut un jour, quelque part hors du monde. J’ai moi aussi tenté cette percée vers l’ailleurs. J’ai questionné ma mère sur ce lieu inconnu de l’ordre des choses. Mais elle fut frappée d’un mutisme foudroyant, auquel mon père répondit d’une amnésie déconcertante. Je ne le reverrais plus pour les vingt ans à venir. Je le retrouvai, trop tard, au bord de la démence. Par sympathie, j’en perdis moi-même la mémoire. Durant quelques mois, je fus dans l’impossibilité d’enregistrer toute nouvelle expérience. J’ai alors retrouvé le refrain du soleil contre la portière blanche. Sans en connaître les aléas, j’ai enfin compris dans quel état P. devait être derrière le volant de sa Ford Escort. Nous baignions dans l’anamnèse transcendantale, l’amnésie du futur.

Et si. (C’est tout)

Lorsque j’ai atteint l’âge de raison, j’ai rapidement saisi le lieu que l’on se devait d’occuper si l’on aspirait à s’extirper de cette impuissance crasse − la grisaille quotidienne et nauséeuse où nagent les corps de victimes. Je voulais pour moi-même un rôle plus nuancé, où le possible était d’emblée concevable. J’en ai tiré la conclusion la plus évidente : je devais grandir en incorporant l’homme en devenir. Très jeune, je m’entraînais à soulever des poids, à me détacher des larmes. J’y réussissais si bien que j’ai greffé à même mon corps héréditaire un masque identitaire en surplus. Afin de parachever ma création, il ne manquait qu’un extrait de baptême attestant la naissance de Pierre Daveluy, quelque part aux abords des trottoirs de la rue du Dôme, en plein été quatre-vingt-dix. C’est d’ailleurs souvent par l’intermédiaire de ce procédé de surimpression que les ex-détenus en arrivent à mettre un pied dehors. Ici, on appelle ça « repartir à neuf ». Et j’y étais presque. Avec un peu plus d’efforts sur la longueur, j’aurais moi aussi pu avoir accès à cette Grande École que papa évoquait parfois. Lorsqu’il se sentait fier de lui, il disait à maman que c’est là qu’il avait tout lu. J’y trouverais bien au moins une ou deux réponses existentielles à travers le fouillis. Un fragment de réel devait siéger quelque part dans l’une des deux grandes bibliothèques surchargées de livres à la couverture de cuir brun, tous sur le même format. J’aurais voulu savoir quelle histoire de lecture renfermait leurs grands corps mornes, mais je ne pouvais pas. Pas encore. Peut-être accepterait-on de m’apprendre plus tard, lorsque je serais un homme vivant par lui-même et prêt à encaisser.

 « Rien de ce que j’ai fait ne sera jamais assez.» (Je ne sais pas si K. le disait par la bouche de son père ou par la sienne. Parfois, les voix semblent se confondre en un même gouffre.)

Étrangement, la seule vraie leçon que j’ai reçue de ma vie, je l’ai obtenue en héritage de cet être absent auquel je m’étais si vite attaché(e) durant mes premières années. Je le sentais vivant de tous ses pores, transpirant à la fois le souffle délicat et l’agression orageuse de l’existence. J’aurais voulu avoir accès à ce vivant gigotant de surprises, de nouveautés, et de malheurs parfois. Car, sans savoir pourquoi, je sentais déjà qu’il avait vécu. Ce devait être inscrit sur son visage, comme un masque que l’on doit savoir décrypter pour pouvoir entrevoir. Lorsque ses lunettes faisaient contrepoids d’un côté ou de l’autre, il se plaisait à dire qu’il s’était fait casser le nez trois fois en assénant « le coup de la mort ». Je ne pouvais être plus enchantée de savoir mon père boxeur, j’aurais enfin quelque chose à répondre aux sacripants qui scandaient leurs insultes aux petites mauviettes abandonnées par la maîtresse dans la cour d’école. Durant les deux-trois ans qui suivirent la disparition de P., je me suis soumise à des pratiques quotidiennes de tiraillage extrême. La force hommasse que je développai en sus de mes attributs féminins fit en sorte que je n’eus jamais à faire usage de mes arguments les plus ultimes. Je ne verrais peut-être jamais boxer mon père, mais j’aurais fait suffisamment usage de ma propre violence pour imaginer la sienne. C’est à peu près ainsi que se passa ma défroque incantatoire. J’ai troqué les vêtements trop étroits de mon enfance pour revêtir ceux de l’imaginaire de P. J’ai alors pris la forme d’une adresse continuelle. J’ai épousé le masque du père, et j’ai craché à la face du temps.

Les mêmes yeux, qu’elle me disait
des traits de marbre, le regard noir

Mes heures d’amnésie s’entredévorent toujours au gré du même parcours. À gauche, je frôle l’épaule de la voisine encore vissée au sol dans une expression débile, puis je zigzague vers la droite, chambranlant et louvoyant vers le prélart jauni de la cuisine, où m’attend un cimetière à ciel ouvert. Je rentre alors en moi-même, comme un pèlerin arrivé en terre sainte. Je pèse chacun de mes pas d’une gravité renouvelée, et je m’assois au centre des décombres, les poings serrés sur la tête comme une poignée de porte. Je m’enfonce dans l’imminence du drame auquel je sais ne pouvoir échapper. Le téléphone sonne, je décroche. Raccroche. Chaque fois, c’est toi au bout du fil. Tu veux parler à Madame P. Tu me dis, une fille comme toi. Puis, je retourne m’asseoir, me relève, décroche, raccroche, à en avoir le tournis. La scène se répète, se vide de sens. Lasse de tout, je m’échoue sur le Lay-Z-Boy du salon, et j’enfonce le bout des ongles à l’intérieur des traces qu’y a laissées mon père. Les mémoires parcourent mon corps en entonnoir, défient la surface du temps. Et puis, ce son, à l’autre bout de la pièce − ma voix. L’écho d’une langue sans âge qui fracasse rêves comme réel, le coup de la mort.

Dans la blancheur des saisons
muette encore, mais peut-être
vibrante, au creux des regards
noirs la mémoire en cendres

Des cartons traînent près du téléviseur. À l’intérieur, de vieilles photographies mates et poussiéreuses, des portraits d’un autre temps. Je pige au hasard, chaque fois la même. Un trucage de la mémoire pour le bonheur, il faut croire. Je me retrouve alors à skier dans tes chaussures, perdue comme une émigrée sur le sol vacillant d’un navire continental. Je joue pour nous la comédie de la course à relais des Olympiques de 76, pataugeant un grand aller-retour fantasque entre tapis d’entrée et porte arrière. J’écrase le nez et la bouche contre la fenêtre pour dessiner des marionnettes de buée graisseuse que maman ne peut s’empêcher d’aimer malgré la corvée de Windex en surplus. Dehors, le pommier que vous avez planté à ma naissance, chaque année toujours plus grand que moi. Il se déleste du poids de son vivant en relâchant au sol quelques pommettes surettes que nous croquons avec un peu de sel. Tu adores ça. Et moi, j’adorais que tu adores. Tu avais « tes moments », tu sais, comme de petites scènes où la vie nous surprend encore contre nous-mêmes. C’est beau, un regard noir qui rit.

Ça ranime le cinéma des images. La cuisine s’illumine de vie grouillante, et on arrive enfin au jour de La Grande Leçon (toi, tu as eu droit à La Grande École, moi, à La Grande Leçon.) Tout se passe lors de l’anniversaire de mes quatre ans. J’aperçois la voisine, hébétée, sortir de sa crise d’apathie pour se mettre aux fourneaux. Elle y bricole une maison aux murs de chocolat isolés par des poutres de guimauves qui montent jusqu’au toit coloré de M&M multicolores, rappelant la maison d’Hansel et Gretel. Une vraie oeuvre d’art. J’ai l’excitation de prise dans le regard et je veux toucher, goûter tout de suite, pour voir si de nouveaux trésors ne se cacheraient pas à l’intérieur. Mais vous avez ramassé tous les petits sacripants du voisinage pour garnir la cuisine de monde. Et à cet âge, je régnais, unique et idolâtré(e) par maman. Au moment où j’ai tenté de saisir la maison de rêve que tu tenais entre tes mains, tu m’as rabrouée en me disant que je n’étais pas seule. Et pourtant, tu es celui qui, quatre ans plus tard, me laissa dans la solitude la plus complète. Il n’y a pas à dire, tu donnais des leçons dignes du paradoxe éthique. Entre la course à relais des Olympiques de la cuisine et celle qui eut lieu, plus tard, sur la rue du Dôme, j’ai drôlement réfléchi.

Tu as fait suivre ce moment de l’une de tes périodes d’absence prolongées de plus de 36 mois sans intérêt. Conséquemment, j’émis maintes hypothèses sans fondement, lesquelles donnèrent lieu à quelques conclusions patentées sur la discipline du savoir-vivre, qui, trop souvent, se mélangeaient aux conseils des livres de développement personnel que maman absorbait en insistant sur le côté ésotérique de la chose. Très tôt, au cours de ma jeune vie, j’appris à léviter. Lorsque maman voulait se reposer, elle me demandait de m’allonger près d’elle pour pratiquer ce qu’elle appelait « la méditation transcendantale ». Or, à cette époque, ce type de méditation comportait quelques différences avec celle qui est prônée aujourd’hui. L’on devait répéter le même maudit mantra durant de longues heures, et laisser la lourdeur du temps gagner sur nos membres jusqu’à l’amputation spectrale. En d’autres termes, il fallait parvenir à s’infliger une anesthésie générale à travers un mouvement de conscience dirigé. Pour parvenir à jouer correctement cette grande comédie des sens, il nous fallait passer à travers un moment d’engourdissement, où il devenait difficile de discerner de quel côté l’on se situait : corps ou âme. À cette époque, l’on avait droit à l’un ou l’autre. Jamais aux deux. Il était donc très rare de rencontrer des gens qui avaient eu assez d’ingéniosité pour réussir à « s’en réchapper ». Au Québec, durant les années quatre-vingt, Charles Bovary semblait opérer encore un peu partout. Il nous fallait donc apprendre à nous mouvoir dans la dignité et les membres estropiés. Comme Madame P. me le décrivait, je croyais naïvement que la récompense ultime était de se détacher complètement du corps pour devenir « une âme pure ». Il n’y avait que dans cet état qu’il semblait possible de se désencroûter des gravats terrestres pour faire ce qu’elle appelait « un voyage astral ». Dans la candeur de ma croyance d’alors, je n’ai pas hésité à me désemmancher les corps charnels pour filer tout droit sans baluchon en pleine humeur spectrale. Mon entreprise fût couronnée d’un succès digne d’une catastrophe derridienne. Le cinéma du monde ne me semblait plus qu’animé de pantins grotesques sortis d’une reprise kitsch de la scène de mes trottoirs. Toutes inférences dûment tirées et raboutées, j’ai laissé ce beau monde sécher en plein soleil, et j’ai pris la rue.

Lorsque j’ai atteint l’âge de raison, mon corps se voua au manifeste du désaccord transcendantal qui nous unissait. Je dépérissais en posture. Après diagnostic médical, je me suis vue classifiée dans la catégorie « Scoliose », en vertu du « S » qui m’entortillait la colonne vertébrale, amputant significativement l’espace de l’habitacle corporel qui m’était attribué. Afin de me doter de munitions aptes à combattre cet état de courbature et d’indignité, je m’adressai aux spécialistes en question. Je fus alors gratifiée par les hautes sphères de la connaissance du mot « idiopathique », me signifiant ainsi l’incrédulité scientifique devant l’aberration du phénomène qui m’envahissait. J’en ressortis démunie de munitions vitales devant les saloperies de la bêtise humaine qui se manifestaient. Par conséquent, j’appliquai les mesures d’urgence qui s’imposaient, et je lévitai façon spectrale afin de signifier mon divorce d’avec ce réel délirant. L’anesthésie générale engendrée par le processus donna lieu à des symptômes apparentés au mutisme foudroyant de la langue maternelle. En tout et pour tout, le monde alentour n’était plus digne que d’un vulgaire crachat.

De la folie pure, qu’elle disait
Je valsais à l’aurore de ta voix

Texte : La Tranchée
(la fin de ce texte suivra demain lundi 19 janvier 2015)