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C'est un monde

Ma fille a toussé toute la nuit
ce matin m’a dit avoir rêvé
d’un éléphant s’empifrant de plumes.
Combien de temps encore
vais-je pouvoir lui faire croire
que ce monde est merveilleux ?
Et pourtant avec elle il l’est.

La bouche sculptée au couteau
de la poète Yona Wallach
soulignée de rouge
a dit avoir écrit tous les mots
les siens, ceux qui restaient
ceux qu’on avait effacés
ceux à venir, tous les mots
et Yona est morte les yeux ouverts
sur un monde aussi altéré qu’elle.
Fictions, fictions, personnelles
historiques, masques d’échaffaudages
sur la face du monde malade.

Elle est morte le corps compressé
par la douleur, avec le souvenir de ceux
pressés sur le sien, des hommes
qui l’ont aimée, morte
à quarante-et-un an à l’apogée
de son art que l’on savait déjà
abouti alors qu’elle n’avait
que dix-neuf ans. Quelle question
de vie et de mort que la tâche
à laquelle nous nous attelons
lentement chaque jour face au monde
tentant d’en dépasser les crabes.

Je jette une écharpe de feu à la poubelle
j’enroule une écharpe noire et blanche
autour d’un cou qu’on dit trop long
c’est peut-être pour ça que je ne sens plus
mon corps dans ma tête alors que je bouge.
Mais j’hésite à sortir, à lire la peur
sur le visage des autres qui est aussi le mien.

Quelques semaines plus tard je me réveille
toute la nuit j’ai arraché des touffes
de coton de ma bouche, d’entre mes dents
en me demandant pourquoi, alors que
tellement fragiles nous sommes
cassés en dedans, souriants dehors
comme ces fleurs givrées qui ploient
sous le vent d’hiver, l’on s’attend
encore à ce que nous émettions
de la lumière. Pour être phare
il faut voir plus loin que soi
plus loin que les croyances
que les évidences
et arrêter de parler
le langage des sourds
il faut boire le lait des voies
qu’embrassent les langues incroyables
il faut aussi savoir s’immoler.

Certains jours je baisse les yeux
les bras, le ton, les volets, la garde
les commissures droite et gauche
retourne mon estomac sur la table
sans trouver la cause de cette brûlure
qui me sépare de ces mots
qui ne disent pas l’indicible.

Je vis où là
je vis où je lis où que tout
allait s’arranger dans le meilleur
désordre possible ?
C’est un monde             où ma fille
rit à pleines dents, tête renversée
les yeux de plaisir

clos.

Texte et photo : Sabine Huynh