Étiquettes

JC AvertyJean-Christophe Averty

Ce n’est pas venu d’un livre. Ce n’est pas venu en ouvrant ce genre d’éventail. On décoche le devant et le dos de l’objet. On passe le doigt sur les feuilles et quelque chose en jaillirait qui aurait des vapeurs, des mirages, et dont je serais sortie moi aussi, totalement envahie… ?

Ce n’est pas venu de là. J’ai toujours eu une affreuse mémoire visuelle. Très vite, mon esprit vogue de voir. Il surajoute, il remodèle, il recompose et je peux assurer avec une mauvaise foi pure et innocente qu’il y eut un jour où il neigeait rougement partout. Car je rêve aussitôt de ce que mes yeux découvrent et fixent. Après n’importe quelle vision, il vaudrait mieux ne plus croire ce que je pourrais en dire car je peux largement dépasser les seuils d’authenticité. Il faut très rapidement réaliser que vous êtes dans une structure inventée et reconstruite, sur des terrains minés qui pourraient faussement apparaitre comme ma culture. Ces lettres, ces paragraphes, ces chapitres lus… ont toujours prêté à de monstrueuses digressions et ce que j’en ai retenu n’est souvent qu’une ambiance, un art de la phrase, une tournure, un certain éblouissement, mais dont je ne serai jamais sûre qu’ils aient existé ailleurs que dans mon illusion.

Ne pas croire que c’est de là, mon goût d’écrire. Peut-être que c’est possible, d’autres ont de bons yeux. Et une mémoire mieux rangée que la mienne. Je songe que la chambre de mes propres secrets est un bordel de senteurs et d’impressions, revêtu de tentures floues et de tissus vraiment légers. Aucun meuble, cartonnier, ni bureau sans doute, aucun secrétaire, mais des coffres tressés, des valises, des poufs emplis de coquillages ou de cailloux. Quand il s’agit de revivre et de m’enquérir du passé, l’appareil s’emballe et on pourrait voir dans la chambre des machines, d’étranges jaillissements de fumées et de vapeurs, des tiroirs se disloquer, des secousses se propager dans les turbines. On sentirait que l’esprit qui gère mon grand propulseur à idées est entré en ébullition et que dans un monstrueux effort de tous ses boulons, il essaie de me pondre un caillou philosophale aussi improbable que beau à voir. Oui, j’aurais du mal à dire avec toute l’application du monde où se trouve cette si jolie référence que j’ai recueillie un jour et enfouie dans le foutoir ambiant de mon cerveau. J’avoue que je reste la bouche ouverte quand un autre me sort avec un aplomb fantastique une citation fort à propos d’un auteur fort adéquat lui aussi. Cela sonne en moi comme la vérité et le glas de ma propre compréhension du monde.

Ne pas croire pourtant qu’ils n’ont pas été là. Ils ont bel et bien été déposés sur la couverture de mon lit, m’ont chuchoté leur histoire, m’ont apprivoisée sans pour autant être capables de m’absoudre encore de la vie, cela tel que le voudrait dire Quignard dans son touffu Le lecteur. J’ai usé de la lampe de poche dessous la nuit ensuite, quand le temps manquait au jour… Mais qu’est-ce donc que je lisais ? Vaut mieux le taire.

Il fallait, pour me rendre réceptive, que la voix module, que la voix prononce. Alors comme par magie, dans la décomposition et l’agencement parfait des sons, ce qui entrait pouvait ne jamais plus en ressortir et se balader ainsi intact sans cesse dans ma tête. Jean Christophe Averty et ses Cinglés du Music-Hall arrivait dans ma chambre. Il était 18h et ça n’allait pas durer. Juste une demi-heure pleine de saveur et de bonheur, émission souvent entrecoupée et achevée soudainement par un appel à table que je maudissais de toutes mes forces. Ces vieilles chansons françaises sortant du poste placé sur mon armoire, le cri de guerre « à vos cassettes, à vos cassettes ! »et tout un monde qui déboulait et emplissait mon imagination de gamine!

La musique construisit en moi des envies de dire. De parler, de mettre des mots les uns derrière les autres, de les balancer, de les chanter, de les agencer…. L’homme qui avait ce cheveu sur la langue, et cet enthousiasme délirant, a empilé sous forme de 78 tours, le plaisir de la parole et de la poésie. Il savait tant de choses, ramenait le passé, résorbait le temps qui passe avec une facilité magique et déconcertante. J’étais dans le plus beau film, dans le plus beau livre qu’il pouvait m’être donné d’approcher. Il a fait de la chanson, une bibliothèque légère et enthousiaste. La vie passait au travers. J’étais prête à apprendre cette langue étrangère. J’ignorais encore mais cela ne devait plus tarder à m’être révélé les pièces radiophoniques qui envahiraient la nuit et puis plus tard, la voix onctueuse de Gérard Sire me racontant les autres vies que j’avais vécues.

Texte : Anna Jouy