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Aefificavit 35

J’ai écrit ce texte il y a des années et pourtant les images et les souvenirs qui l’entouraient l’entourent toujours, toujours avec la même acuité. Je passais l’agrégation de philosophie, j’avais 21 ans, je l’ai terminé l’année suivante, j’écrivais ce texte dans les interstices de mon travail, je l’ai emmené avec moi l’été d’après, à Florence, j’avais 21, 22 ans et c’est sur cette plage de temps qu’il a été écrit, c’est là qu’il me ramène, des années plus tard. 

Il est étrange et un peu opaque de se retrouver des années plus tard, dans les pas de ce qu’on était à 21 ans, dans les traces de ses pensées, alors qu’elles se sont prolongées, ailleurs, autrement, sans doute ailleurs, et presque les mêmes, mais autrement tout de même. 

On se reconnaît comme sur une photographie. On se reconnaît de loin, sur les berges du passé. On se retrouve, on se croise, on devine un cheminement qu’on a fait, et sur lequel on se retrouve. 

Le texte était presque celui que j’ai recopié depuis des semaines. Il n’avait pas cette forme, il était plus haché, c’est une des rares choses écrites avant mon premier blog, Ædificavit, qui lui doit son nom, que j’aie conservé, avec une obsession un peu absurde de jeter, de me défaire, de ne pas garder, de ne pas être entravé, et malgré cela, il est resté, il est demeuré, il n’est pas parti sur le trottoir, dans une poubelle, alors que je reprendrais bien sur le même trottoir, dans les étés des déménagements étudiants, avant que le vent mauvais ne les emporte, mais il est trop tard sans doute, et l’été est passé et tant d’automnes depuis. 

Je voulais depuis longtemps le reprendre, le saisir, ne pas le laisser ainsi, dans la forme qu’il avait alors, dans l’horizontale d’une étagère, verticale inutile, sur un papier qui commençait à jaunir, et Jan Doets, dans la belle aventure des Cosaques des frontières, m’en a donné l’occasion. Au moment de clore ce texte, tous mes remerciements lui vont. Il devenait possible, dans l’élan qu’il donne à l’aventure des Cosaques des frontières, de se pencher sur ce texte qui était le miroir du passé. De revenir sur les berges d’un temps oublié. 

J’ai choisi l’alternance des italiques pour le présent, l’alternance des temps car nous tenons une ligne, entre le passé qui nous est présent, et le présent que nous ne connaissons pas. Cette alternance est si intimement liée à nous. Nous la reconnaissons dans tous les moments de nous. 
Nous sommes des moments de nous. Je me suis étrangement trouvée face à un moment plus ancien. Ce n’était pas ma voix, et c’était ma voix. Expérience du temps, de la durée. Je n’aime pas les portraits qui fixent mais le texte a échappé à cela. 

Le temps est un miroir déformant dans lequel il est possible de se reconnaître. Mais il faut accepter de se pencher à la surface. Pourquoi a-t-on à certains textes un attachement sentimental, affectif, pourquoi a-t-on pour eux une réelle tendresse, au point qu’on les regarde en tenant de soi une clef perdue ?

J’ai écrit ce texte à 21 ans, et depuis  je n’ai pas arrêté d’écrire, l’écriture a trouvé différents équilibres en moi qui ne sont jamais les mêmes, qui ne cessent de se définir, de se retrouver, autrement un peu plus loin, mais tout de même, toujours, sans elle, il n’est pas d’équilibre. Revenir à ce texte qui en fut le début permet  d’aller d’un autre pas, de le déposer à la frontière des Cosaques et de regarder, de là, le chemin fait, de chercher des yeux l’horizon. 

Je me souviens de cette montagne gravie sous un soleil de plomb même si nous avions commencé avant l’aube. En haut, il me désigna l’horizon et me demanda si j’avais vu la mer. 

Texte et photo : Isabelle Pariente-Butterlin