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Aedificavit 32

Dialogues. Dialogue avec la ville. Elle s’éloigne. Ne se réveille pas. Allez rejoindre le flot de vos ancêtres. Savez-vous que les palais sont mille fois offensés de ces pas étrangers, allez rejoindre les visages de vos ancêtres oubliés. Tel s’est noyé, son corps entier s’est englouti dans l’eau calme, et il s’en est allé retrouver les faunes marins, son visage encore apparaît, visage tendu, vers la lumière du jour, le jour si commun que les douleurs de la conscience s’y amenuisent, non pas jusqu’à la perte, mais au moins jusqu’à la dissolution, ne  pas se trouver seul dans ces profondeurs, englouti, révulsé, que les yeux reviennent à la lumière …

ces ténèbres …

revenir, retrouver des yeux qui regarderont eux aussi le jour, l’indiqueront, que les traits et les dessins et les délinéaments de ce monde ne se perdent pas dans l’oubli, puisque sans doute, assurément, quelque peintre même immobile l’aura vu dans le sommeil de l’aube, rêve enfiévré qui lui viendra et le dévorera de sa terreur, il le peindra, et le dessin lui-même se perd, s’engloutit, cela le révulse, regard absent, apparaître et ne pas s’engloutir. Ainsi la ville.

Tissée de mensonges, il va de soi. albums qu’il faudrait pouvoir feuilleter, mais ils sont derrière des vitrines, et personne ne peut les atteindre, nous en sommes réduits à laisser nos regards glisser sur eux, le livre entr’ouvert recèle les délicatesses d’une miniature. Art consommé, maîtrisé, seule page ouverte, une seule, peut-être celle-là même où quelque grand prélat laissait son âme inquiète et fatiguée de pouvoir et d’intrigue, errer, où sa main se plaisait à reposer, proche des arabesques, des volutes, dans le silence des bibliothèques, où la salle austère, à l’alignement rigoureux, feint de n’avoir accueilli que disputes de théologiens.

Imaginer lors les bruissements d’étoffes, pas glissés sur le sol, marbres ciselés, finement. Quelque objet, une bourse prête à laisser échapper des pièces dont le tintement sur la pierre troublerait insolemment l’étude, l’incunable qui ponctuerait sa chute de poussière et d’éclat, quelque objet parfois détournait les regards, et l’attention, des lignes calmes auxquelles ils se tenaient. Les têtes se relevaient, abandonnant les mains où elles reposaient, alors se tournaient, pour chercher la source. Toujours. La cause première. S’abandonner à ces pensées. Non. Reprendre le même travail. Tous les visages se perdent à nouveau, mais il y eut pire, sans doute, assurément, dans ce lieu voué par le mensonge au silence, à l’immobilité.

Colère ivre de celui qui le construisit. Ædificavit. Ne marchait-il pas au milieu de la poussière et des pierres englouties dans l’affirmation de ses plans, audaces contrôlées, déconcertantes. Ouvriers de leur silence. Celui qui sait ne s’expliquera pas. Inutilité des mots. Qu’il édifie. Inutilité des verbes. Quand ils ne sont pas matériau plus dur que le marbre. Plus indécis que les couleurs. Alors peut-être … Mensonge. Ces lieux se détournent et se voilent. Poussière très lourde que le temps.

Il passait. Et les mains qui venaient se tendre vers les livres traçaient des commentaires que nul ici ne vient plus lire. Mains retombées dans l’horizontalité du tombeau, vouées à la perte de leur forme. Elles traçaient d’un trait sûr une courbe dorée et majestueuse, calligraphie rigoureuse, tout le désordre vaincu du mouvement, tout désordre du monde sublunaire leur est inconnu. Vertige de l’horizontalité ad vitam aeternam. 

Vous avez rejoint le flot triste de vos ancêtres.

Texte et photo : Isabelle Pariente-Butterlin